On s’est habitué à voir le Prosecco italien envahir les tables du monde entier, porté notamment par la vague du Spritz depuis 2010. Le Cava espagnol, qui suit la méthode champenoise traditionnelle (la référence en la matière), est aussi un des leaders du marché mondial des vins pétillants. Bien que dépassé en volume de vente, le Champagne n’a toutefois encore jamais été égalé en termes de qualité et de prestige, si l’on se réfère à son incroyable capacité à valoriser ses vins.
Toutefois, un nouveau concurrent émerge. Là où l’on ne l’attend pas puisqu’il vient d’Angleterre, un pays jusqu’alors peu connu pour sa production viticole. Réalisé avec la méthode champenoise traditionnelle et des cépages similaires, le pétillant anglais s’apparente sur le papier à un ersatz convaincant du Champagne.
Peu visible à ce jour sur le marché international, il a cependant acquis des lettres de noblesse qui font défaut aux concurrents italiens et espagnols du Champagne. Et il pourrait s’imposer, à l’avenir, comme une alternative très crédible à notre fleuron national. Les atouts de l’Angleterre sont multiples. Ils sont à la fois de nature économique et climatique. Ils surfent aussi sur une tendance de fond du marché du vin : l’évolution des préférences des consommateurs vers « les bulles ».
Le choix de Chardonnay
Depuis la fin des années 2000, la consommation de vin rouge diminue au profit de celle de vins blanc et rosé et de vins pétillants. La part de ces derniers dans la consommation mondiale de vin n’a cessé de progresser depuis deux décennies. Cette croissance se poursuit malgré une baisse marquée des ventes de vin depuis le Covid. En France, les vins pétillants de toutes les régions, les crémants, se vendent mieux que les vins tranquilles. Les pétillants anglais s’inscrivent dans cette dynamique mondiale. La spécialisation viticole anglaise s’avère ainsi particulièrement pertinente au regard des évolutions de marché.
En raison de son sol et de son climat, l’Angleterre s’est naturellement spécialisée dans les cépages blancs, notamment le Chardonnay. Les terroirs du sud de l’Angleterre (le Sussex, le Kent, le Surrey, l’Hampshire et même les Cornouailles) se rapprocheraient de ceux de la Champagne, avec des plateaux calcaires et plus généralement une pédologie (soit les caractères chimiques et physiques) assez proche. C’est ainsi qu’est né le mythe du « Champagne » anglais.
Le climat est-il un allié ?
À terme, le climat pourrait être le meilleur allié des pétillants anglais. Le réchauffement climatique affecte en effet les vignobles des principaux pays producteurs, alors qu’il rend propice à la viticulture des régions inhabituelles situées plus au nord, comme l’Angleterre, mais aussi la Belgique ou le Danemark. À terme, un glissement du vignoble du sud vers le nord pourrait s’opérer. Les rendements moyens de raisin pour la production de vins effervescents ont ainsi diminué de 9,5 % entre 2000 et 2020 dans les principales régions viticoles à travers le monde. Pour la Champagne, le stress hydrique expliquerait en grande partie la baisse de 12 % du rendement moyen observé sur cette même période. Le climat réduit les volumes mais aussi, la qualité. Dans la région de Prosecco, 18 % des viticulteurs ont déclaré avoir dû renoncer à leur appellation d’origine entre 2018 et 2022 en raison de la dégradation de la qualité des raisins récoltés dans un contexte climatique chaotique.
Toutefois, des mécanismes économiques pourraient, mieux encore que le climat, expliquer l’essor des pétillants anglais. L’Angleterre est un grand pays de consommation de vin (Anderson et Pinilla, 2022. Elle représente le troisième marché en volume pour la vente de vins pétillants (derrière l’Allemagne, qui consomme surtout des entrées de gamme, et les États-Unis). Le marché anglais valorise traditionnellement la qualité, notamment celle du Champagne dont il est, depuis plus de quarante ans, le premier importateur mondial.
Le biais domestique
Or, la théorie du commerce international a révélé l’existence d’un « biais domestique », soit une préférence pour les produits nationaux. Dans le secteur des alcools, boire local est une tendance de fond, qui explique en partie l’essor des bières artisanales. Les pétillants anglais sont donc largement favorisés par ce biais et sont, de fait, très présents dans la restauration britannique. Positionnés sur l’un des plus grands marchés mondiaux, ils bénéficient d’une demande quasi captive, encore renforcée par le Brexit et la montée des barrières à l’entrée pour les concurrents.
Cette position privilégiée renforce les incitations à investir dans le secteur, pour augmenter tant les volumes que la qualité. Les propriétés champenoises ne s’y sont d’ailleurs pas trompées. Elles ont été parmi les premières à investir dans le terroir anglais, anticipant ainsi les conséquences du réchauffement climatique et une éventuelle fermeture du marché britannique. Et le pari est gagnant ! Entre 2018 et 2023, la production de vins pétillants anglais a plus que doublé, passant de 5,9 millions à 13,2 millions de bouteilles. Le marché intérieur reste la principale destination. Mais, les exportations de vins effervescents anglais ont connu une hausse de 32 % en 2022, représentant désormais 27 % des volumes.
Une production de meilleure qualité en hausse
Le même constat peut être dressé sur le plan qualitatif. Les pétillants anglais connaissent un véritable succès d’estime. Lors du Decanter World Wine Awards de 2023, 26 % des vins effervescents anglais ont reçu une médaille d’or, contre seulement 15 % en moyenne pour les autres régions.
Certes, Decanter est un périodique anglais. Le magazine américain Wine Enthusiast, avait déjà attribué une note supérieure à 90/100 à 19 vins pétillants anglais en 2022, soulignant leur qualité et leur compétitivité au niveau international. À tel point que des critiques se posent la question de savoir si les pétillants anglais n’ont pas déjà rattrapé le Champagne.
L’engouement autour de ces pétillants est manifeste. Leur progression qualitative est indéniable. Le climat, la taille du marché domestique, la préférence pour « les bulles » et le savoir-faire ancestral des maisons champenoises leur offrent de belles perspectives de développement quantitatif et qualitatif. Principalement sur le segment supérieur, échappant ainsi à la redoutable concurrence des Prosecco et autres Cava. Dès lors, ils peuvent, en effet, se poser en concurrents directs du Champagne.
Toutefois, une réputation internationale ne se bâtit pas en quelques années et le contexte climatique reste incertain et induit des coûts de production élevés (traitement de la vigne pour lutter contre les maladies). Les prévisions météorologiques annoncent une décennie de pluies continues en Angleterre qui pourraient avoir des effets néfastes sur la viticulture. La route est donc encore longue pour les pétillants anglais avant de détrôner le roi Champagne.
Jean-Marie Cardebat Professeur d’économie à l’Université de Bordeaux et Prof. affilié à l’INSEEC Grande Ecole, INSEEC Grande École
Jean-Marc Figuet Professeur d’économie, Université de Bordeaux
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original sur The Conversation.