La fable d’Ésope est universellement connue, mais sa leçon a été oubliée par bon nombre de militants écologistes et leurs relais médiatiques. C’est l’histoire d’un berger qui sans cesse criait au loup et a fini un jour par se faire dévorer, lui et ses moutons, quand l’alerte a fini par être réelle mais n’a plus attiré l’attention de personnes lassées d’être appelées au secours pour rien.
On la retrouve décrite de façon plus scientifique par l’économiste américain de la Brookings Institution, Anthony Downs, en 1972, avec sa notion d’issue attention cycle (le cycle de l’attention aux problèmes). Il distingue cinq stades de ce cycle.
Alarme et volontarisme
Le premier est celui de l’apparition d’un problème dont la perception reste cantonnée au cercle des experts. La question de l’impact des émissions de gaz à effet de serre a ainsi été débattue par les climatologues tout au long des années 1980 sans que le grand public ne s’en préoccupe outre mesure. Deuxième stade, celui de la découverte du problème soudaine et alarmante par le public et parallèlement d’un certain optimisme sur la capacité de la société, si elle se mobilise, à y faire face. Il a commencé il y a environ trente-cinq ans, lorsque le problème rebaptisé changement climatique a fait irruption dans la sphère publique. La couverture médiatique mondiale du climat et de la transition énergétique a ainsi été plus que décuplée.
Au point d’ailleurs que certains médias qui se veulent exemplaires comme Radio France ont pris l’engagement solennel d’en faire « un axe éditorial majeur » et a même lancé « le plus grand plan de formation de son histoire à destination de ses journalistes, ses producteurs et équipes de production, et ses animateurs, sur les questions climatiques ». Le greenwashing ne concerne pas seulement les grands groupes industriels… Jusqu’à la fin de la décennie 2010, les engagements climatiques ont ainsi été marqués par une réelle ferveur, parfois naïve, pour se mobiliser et trouver les moyens de résoudre le problème.
Un pur mirage
Mais près de dix ans après la COP 21 de 2015 à Paris, qui a été le sommet de cet élan portant la transition, la réalité a balayé l’optimisme et l’enthousiasme. L’engagement unanime pris en 2015 consistant à limiter l’ampleur du changement climatique en éliminant les émissions nettes de gaz à effet de serre d’ici 2050 via la transition énergétique apparaît comme un mirage. Les émissions ont atteint un niveau record en 2023 tout comme la consommation de pétrole, de charbon et de gaz naturel. Et ce sera très certainement encore le cas cette année et les suivantes. Les combustibles fossiles représentent encore plus de 80% de la consommation d’énergie primaire dans le monde et les efforts plus ou moins efficaces des pays développés et notamment européens ont un impact insignifiant, effacés par la volonté, légitime, des pays en développement de faire de l’augmentation du niveau de vie de leurs populations la priorité. Et cela passe par l’accès à une énergie bon marché et abondante, c’est-à-dire en l’état actuel des choses, fossile.
La difficulté de mener la transition énergétique, c’est-à-dire de substituer dans des conditions économiques, sociales et politiques acceptables les carburants fossiles par des énergies bas carbone en l’espace de quelques décennies a été et est sous-estimée par les institutions, les militants, les politiques et les médias. La transition énergétique est d’abord et avant tout une transformation physique. Ce qui est souvent mal compris par les donneurs de leçons qui bâtissent des scénarios et des stratégies imparables sur quelques décennies.
À l’ère numérique, nous nous sommes habitués à des transformations rapides. Il a fallu neuf mois à TikTok et deux mois à ChatGPT pour atteindre 100 millions d’utilisateurs. Mais un système énergétique est une entité physique. Les transitions énergétiques historiques ont pris plusieurs décennies, voire plusieurs siècles. Ceux qui travaillent dans cette industrie le savent bien et ont longtemps prêché dans le désert.
La réalisation progressive du coût réel pour surmonter le problème
Ils sont pourtant les mieux placés pour mesurer la complexité et l’échelle des systèmes énergétiques, le poids des équipements existants construits pour la plupart pour des échelles de temps comprises entre cinquante ans et un siècle, l’importance de la démographie et les limites des technologies aujourd’hui à notre disposition. Sans parler de l’impact sur l’environnement d’une transition qui signifie l’utilisation massive de métaux et de minéraux pour fabriquer les nouveaux équipements. Nous sommes ainsi entrés depuis la pandémie de 2020 et plus encore la crise énergétique de 2022 dans le troisième des cycles décrits par Anthony Downs.
C’est celui de la réalisation progressive du coût réel pour surmonter le problème. Les ambitions proclamées se heurtent aux réalités technico-économiques et politiques. « Vous pouvez ignorer la réalité, écrivait Ayn Rand, mais vous ne pouvez pas éviter les conséquences d’ignorer la réalité. »
Les dernières élections européennes ont ainsi été marquées par un recul parfois spectaculaire, en Allemagne et en France notamment, des scores des partis écologistes. Ils parviennent à rallier à leur cause quand les électeurs s’en tiennent à l’effet souhaité des politiques qu’ils prônent et en ignorent les coûts et les inconvénients. Mais les mêmes électeurs apprécient de moins en moins qu’on leur dise quelle voiture ils doivent conduire, quelle nourriture ils doivent manger, comment il faut la faire cuire et comment ils doivent chauffer leur maison.
Toujours en Europe (et au Canada), les oppositions ne cessent de grandir aux mesures de réduction des émissions, que ce soient les Gilets jaunes en France, les rejets virulents au Royaume-Uni, en Allemagne et aux Pays-Bas des nouvelles contraintes en matière de chauffage domestique ou les mouvements généralisés dans toute l’Union des paysans face à la nouvelle politique agricole. Sans parler des conséquences de l’accélération de la désindustrialisation qui est directement liée au renchérissement du prix de l’énergie en Europe et à la perte de compétitivité.
Déclin graduel de l’intérêt du public
Même la finance commence à prendre ses distances. La rentabilité des investissements verts dans les renouvelables, l’hydrogène, les véhicules électriques… dépend avant tout des subventions et des aides publiques. Quant au fameux objectif de zéro émission nette d’ici 2050, il est estimé à un coût annuel de l’ordre de 10% de l’économie mondiale que personne ne peut ou ne veut assumer.
Aujourd’hui, nous sommes même sans doute entrés dans le quatrième stade du issue attention cycle qui est celui d’un déclin graduel de l’intérêt du public. « Tandis que de plus en plus de personnes réalisent la difficulté et ce que leur coûterait personnellement une solution au problème… », écrivait Anthony Downs. Au dernier stade, le cinquième, le problème est supplanté par un ou plusieurs autres considérés alors comme plus préoccupants – par exemple la guerre, l’intelligence artificielle, le fanatisme religieux – même s’il peut de temps à autre resurgir et redevenir une préoccupation majeure, d’autant que des institutions et organisations ont été créées pour le mettre en avant.
On peut considérer que le problème se trouve donc aujourd’hui entre les stades 3 et 4. Il faut impérativement éviter qu’il passe au stade 5.
Des stratégies condamnées à l’échec qu’il faut revoir de fond en comble
Pour cela, la recette est facile à décrire, difficile à mettre en œuvre. Les stratégies climatiques actuelles inefficaces et irréfléchies doivent être refondées. Il faut admettre, c’est sans doute le plus délicat, qu’elles sont condamnées à l’échec parce qu’elles ne prennent pas en compte les réalités économiques, sociales, technologiques et politiques et qu’elles doivent aussi obligatoirement répondre aux besoins énergétiques des populations.
La transition ne peut pas être laissée aux seuls universitaires, technocrates et politiques, quelles que soient leurs bonnes intentions. Pour la plupart, ils n’ont aucune compréhension des réalités du monde de la production.
Voilà pourquoi la grande majorité des scénarios que nous assènent et veulent nous imposer bon nombre d’institutions et organismes nationaux et internationaux, d’ONG et d’universités en mal de notoriété n’ont aucune chance de se réaliser. Et tout le monde finit par s’en rendre compte. Ils consistent via des modèles mathématiques plus ou moins élaborés à fixer arbitrairement des objectifs à atteindre d’ici 2030, 2050 ou 2060 et à travailler ensuite à rebours pour intégrer les évolutions et les étapes nécessaires pour y parvenir. Peu importe les réalités économiques, sociales, politiques, environnementales, et encore moins les impératifs techniques…
Les systèmes énergétiques ne peuvent se transformer que lentement
La priorité doit être de développer et de déployer de nouveaux systèmes énergétiques décarbonés mais aussi fiables, pérennes et compétitifs en termes de coûts. Il faut aussi admettre qu’il y a des raisons fondamentales pour lesquelles les systèmes énergétiques construits patiemment sur des décennies ne peuvent être remplacés en quelques années.
Il faut aussi admettre que pour le grand public les bénéfices climatiques de la transition énergétique sont lointains, vagues et incertains, tandis que les coûts et les contraintes liés à une décarbonisation rapide sont immédiats et importants. Et ils le sont plus particulièrement par les populations modestes des régions dites périphériques qui sont les bataillons d’électeurs des partis populistes en Europe comme en Amérique du Nord. Ces derniers ont d’autant plus d’arguments pour contester les politiques actuelles qu’elles n’apportent aucun résultat tangible en matière de climat et d’émissions. Pour la bonne et simple raison que pour la majorité du monde, en dehors de l’Europe et de l’Amérique du Nord, ce n’est pas du tout une priorité.
Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain
Difficile de savoir s’il faut se réjouir ou se lamenter de cette lassitude de l’opinion. Elle contraint à changer le cap et les attitudes. Que les discours apocalyptiques aient de moins en moins d’impact est plutôt une bonne nouvelle. Le fait qu’ils soient encore tenus par les plus grandes institutions internationales, de l’ONU à la Commission européenne, et relayés abondamment par la plupart des grands médias occidentaux ne leur donne pas plus de force et de crédibilité.
Voilà pour le côté positif des choses. La transition sort enfin de l’impasse idéologique et moralisatrice dans laquelle elle s’est fourvoyée. Mais cela ne signifie surtout pas qu’il ne faut pas la mener. Le risque aujourd’hui est que le bébé soit jeté avec l’eau du bain. C’est-à-dire qu’il devienne de plus en plus difficile de convaincre de la nécessité de changer notre système énergétique.
Réduire les émissions de gaz à effet de serre et se passer des énergies fossiles prendra du temps, de la persévérance, de la lucidité et de la capacité de conviction. Les menaces, la violence et les anathèmes ne mènent nulle part. Les objectifs de 2050 ne seront certainement pas atteints, mais il reste indispensable d’y parvenir, quitte à admettre que ce sera en 2070 ou 2080. Le système énergétique est à l’origine de 85 % des émissions de gaz à effet de serre et les combustibles fossiles de 80%, et nous n’avons qu’une seule biosphère.