T&E: Comment la Bourse de Luxembourg a acquis cette position sans équivalent sur le marché mondial des obligations vertes?
–Julie Becker: En fait, les choses se sont faites presque naturellement. Cela tient à ce que nous sommes une place de cotation de produits obligataires et pas une Bourse de négociation. Cela tient également à notre capacité à innover liée à notre taille et notre agilité. Nous sommes les leaders dans le monde pour la cotation des obligations internationales et nous sommes les précurseurs depuis les années 2007-2008 des green bonds, ou obligations vertes. Nous accueillons 2 500 émetteurs. Sur les 36 000 cotations, 32 000 concernent des obligations. Nous sommes la Bourse des émetteurs supranationaux et notamment de toutes les banques multilatérales de développement.
Pour en revenir aux obligations vertes, la première à être cotée, même si elle ne portait pas ce nom, a été le Climate Awareness Bonds (obligation de mobilisation pour le climat) émis en 2007 par la Banque Européenne d’Investissement. Et nous avons eu également la première obligation verte appelée cette fois Green Bonds l’année suivante, en 2008, émise par la Banque Mondiale.
En septembre 2015, l’initiative des Nations unies via les Sustainables stock exchanges (Bourses durables), visant à mettre en place un système financier stable favorisant une croissance durable, a changé la donne. La Bourse de Luxembourg en fait partie. La même année, trois mois plus tard, étaient signés les Accords de Paris sur la limitation des émissions de gaz à effet de serre.
Nous sommes sur un marché de niche et nous avons ré- fléchi à la façon dont nous pouvions participer, apporter notre pierre, à la croissance économique durable et à la transition. Pour atteindre les objectifs fixés, il faut bien évidemment financer des projets d’infrastructures, de transports propres, d’énergies renouvelables… L’instrument de finance- ment par excellence de ce type de projet et de la transition, ce sont les emprunts obligataires.
Nous avons donc créé et lancé, en septembre 2016, la première plate-forme mondiale dédiée aux obligations vertes, le LGX (Luxembourg Green Exchange). Vu le succès de cette plate-forme, nous l’avons élargie dès mai 2017 aux obligations sociales et aux obligations durables, émises en très grand nom- bre par la Banque mondiale. Cette dernière a d’ailleurs décidé l’an dernier, en juin 2019, d’en coter 180 sur notre plate- forme. Toujours en 2017, nous avons aussi ouvert une fenêtre pour les fonds d’investissement, les fonds verts, les fonds sociaux.
Qu’apporte concrètement le Luxembourg Green Exchange?
– Nous avons une double mission. Promouvoir la visibilité des émetteurs qui se sont engagés à financer cette transition énergétique. Et nous avons aussi un rôle de protection des investisseurs en leur assurant gratuitement la transparence et l’accès à des informations sur notre plate-forme. Nous allons extraire les données dans des documentations immenses. Si les quatre piliers des meilleures pratiques de marché, les principes du LGX, ne sont pas respectés, nous prenons l’engagement de retirer les valeurs de la plate-forme.
Aujourd’hui, nous avons un cadre pour la finance verte qui n’est pas réglementée, pas sanctionnée. Nous avons une plate-forme qui sanctionne les émetteurs qui ne remplissent pas leurs engagements, notamment en informant mal sur la nature de leurs investissements. Le propre de la finance durable, c’est la transparence. L’investisseur veut savoir où va son argent. Et l’émetteur doit lui rendre des comptes. Il s’agit d’un changement fondamental.
Le premier objectif de la création de cette plate-forme a été d’apporter de la clarté au marché. En rendant obligatoires les meilleures pratiques de marché, nous avons pris des risques. De nombreux acteurs financiers étaient réticents.
Y a-t-il encore des réticences?
– Le danger, pour la finance verte aujourd’hui, ne me semble pas être celui-là. Il serait plutôt celui d’une fragmentation des réglementations: qu’à l’échelle européenne, nous ne soyons pas capables de nous entendre sur les normes, sur les définitions –les négociations sont en cours– ce qui créerait de la confusion pour les investisseurs. Il faut faire très attention à cela. Il faut rassurer l’investisseur et lui permettre de faire des choix sur des critères clairs et comparables.
Quelle est aujourd’hui la stratégie de poursuite du développement de la Bourse de Luxembourg dans la finance verte?
– Il y a un plan stratégique lié à des opportunités anticipées et comprises suffisamment tôt. Nous réagissons vite grâce à notre taille et notre accès facile aux décideurs. Le Luxembourg a une culture extrêmement ouverte. Les Luxembourgeois parlent tous au minimum quatre langues. Ils ont une compréhension en général plus large des évolutions que les autres Européens, qui sont plus renfermés dans leurs réalités nationales et leurs modèles.
Ainsi, le grand succès de la place financière en matière de fonds d’investissement est d’avoir été capable d’anticiper la réglementation européenne. En matière de finance verte, il y a clairement une volonté gouvernementale de faire de Luxembourg la première place européenne, sa- chant qu’il y a de la place pour tout le monde.
Croyez-vous que la période que nous traversons, marquée à la fois par une mobilisation plus grande de l’opinion et des gouvernements, notamment en Europe, en faveur de la transition énergétique et par des plans de relance massifs de l’activité économique axés sur la transition, va accélérer le développement de la finance verte?
– La crise sanitaire a, je crois, aidé la finance verte a s’ancrer définitivement dans la finance de façon générale. Je suis personnellement convaincue qu’on ne parlera plus de finance durable dans dix ans parce que la durabilité sera un élément permanent de la finance. Un jour, toute la finance sera verte. C’est une évidence, si on est persuadé que la finance doit financer l’économie réelle et que l’économie réelle doit devenir durable. On a enfin réalisé qu’il y a des risques que nous ne sommes pas en mesure d’anticiper et qu’il faut être capable d’y faire face.
C’est devenu plus facile aujourd’hui d’illustrer le fait que des risques totalement inattendus peuvent se matérialiser. Qui aurait pu imaginer en novembre 2019 que le monde allait s’arrêter en mars 2020 ?
La finance verte est aussi une question de résilience économique. Les dirigeants d’entreprises commencent à comprendre l’ampleur du risque environnemental. L’impact de leur activité sur l’environnement et l’impact de l’environne- ment sur leur activité.
Maintenant, cette évolution est vue aussi, notamment dans le monde bancaire, comme une contrainte et une charge supplémentaires, administrative et bureaucratique. Il faut encore mettre en place des outils de contrôle et de conformité. Il est donc nécessaire de faire un travail de pédagogie et de conviction pour montrer que cela en vaut la peine. La raison est noble, essentielle et de toute façon incontournable.
C’est pour cela que vous mettez l’accent sur la formation et l’information?
– Oui. L’éducation et l’information sont une nécessité pour accélérer le développement de la finance verte. Nous voulons être aussi au Luxembourg un acteur clé de la formation financière. On peut citer par exemple les masters spécialisés de sustainable finance de l’université du Luxembourg.
Et nous avons créé au sein de la Bourse, il y a juste quelques mois, une académie de la finance verte qui offre différents types de formations. Elle répond à un véritable besoin. Depuis que nous avons créé le LGX, nous avons été très fréquemment sollicité par différents acteurs de marché pour les assister à émettre une obligation verte ou à identifier un projet vert. Nous formons maintenant des professionnels et des étudiants qui seront capables de le faire. Beaucoup de banques de la place ont aussi des équipes qui veulent déjà comprendre les fondamentaux de la finance durable.
Nous avons aussi l’intention de devenir un acteur clé en matière de dissémination au sens large de l’information financière. C’est la clé de l’avenir de la finance durable. Il faut pou- voir la comprendre. Elle n’est pas aujourd’hui suffisamment structurée, comparable, accessible à l’investisseur individuel. Il faut informer le grand public et pas seulement les experts et les professionnels.
Propos recueillis par E.L.