On voit apparaitre périodiquement des articles qui présentent le thorium comme une panacée pour produire de l’énergie nucléaire. Récemment le thorium a fait à nouveau l’objet de toutes les attentions à l’occasion de l’annonce par la Chine de l’achèvement de la construction d’un premier réacteur nucléaire au thorium liquide et à sels fondus. Ce réacteur, qui devrait être commercialisée dès 2030, a été qualifié par les chinois de «solution durable et propre», et a été présenté par plusieurs médias comme «une révolution en matière d’énergie nucléaire». C’est un petit peu plus compliqué que cela.
Qu’est-ce que le thorium?
C’est un élément naturel légèrement radioactif qui occupe la place N° 90 dans la classification périodique des éléments, car son noyau atomique contient 90 protons, tandis que l’uranium est le dernier élément de cette classification avec 92 protons dans son noyau. Contrairement à l’uranium qui possède deux isotopes, U238 (99,3%) et U235 (0,7%), dont l’un est FISSILE (U235), le thorium naturel ne possède qu’un seul isotope, le Th232, qui n’est pas fissile.
Cela signifie qu’il est donc impossible de faire fonctionner un réacteur nucléaire (c’est-à-dire d’entretenir une réaction en chaine) avec uniquement du thorium. Il faut nécessairement lui adjoindre un élément fissile: uranium enrichi, plutonium, voire de l’U233, qui est un isotope fissile de l’uranium, issu du thorium lui-même.
L’intérêt du thorium
L’intérêt potentiel du thorium réside dans le fait que lorsqu’il absorbe un neutron, il donne naissance (via le Th233 et le Pa233) à un nouvel isotope de l’uranium, l’U233, relativement stable (sa période radioactive est de 160.000 ans) qui n’existe pas à l’état naturel mais qui est fissile au même titre que l’U235. Il est même meilleur que celui-ci car, quand il absorbe un neutron lent (tous les réacteurs nucléaires aujourd’hui so,t à neutrons lents), la probabilité de fission est assez nettement supérieure: 0,92 contre 0,85 pour l’U235. De plus, lorsqu’il fissionne il émet en moyenne un peu plus de neutrons que l’U235: 2,49 contre 2,42 pour U235. Or ce qui compte dans un bilan neutronique c’est le produit de ces deux valeurs, appelé «facteur de reproduction» (des neutrons), noté η, qui vaut donc 0,92*2,49 = 2,29 pour U233 contre seulement 2,06 pour U235.
Cette différence peut sembler faible mais elle est en fait fondamentale si on souhaite parvenir à la surgénération, c’est-à-dire à « fabriquer» in situ plus de matière que l’on en consomme, avec des réacteurs à neutrons lents. En effet, dans ce cas il faut «réserver» un neutron issu d’une fission pour provoquer une nouvelle fission (et entretenir ainsi une réaction en chaine) et un autre neutron pour «fabriquer» un nouveau noyau fissile par absorption de ce neutron dans un noyau fertile (Th232 ou U238). On fabrique alors au moins un noyau fissile pendant que l’on en consomme un pour faire les fissions. C’est donc l’écart de η par rapport à 2 qui compte dans ce processus de surgénération. Or cet écart est de 0,29 pour l’U233 contre seulement 0,06 pour U235, ce qui fait que la surgénération en neutrons lents est théoriquement possible avec de l’U233 alors qu’elle est pratiquement impossible avec l’U235 (du fait que des neutrons sont forcément perdus par des captures stériles sur d’autres noyaux ou par des fuites hors du cœur du réacteur).
Un cycle de surgénération
Cela étant, on voit que ce cycle n’est pas réellement une alternative au cycle classique à l’uranium, mais un éventuel complément à ce cycle, tout au moins à échéance prévisible. En effet, il faut d’abord que des quantités suffisantes de matières fissiles soient disponibles pour que ce processus de génération d’U-233 à partir du thorium puisse être initié puis développé à grande échelle et sous réserve que l’on recycle l’U-233 résiduel contenu dans les combustibles usés (comme cela est fait en France pour le plutonium dans le cycle uranium). Le processus peut cependant être accéléré si on parvient à concevoir des réacteurs surgénérateurs où l’on parvient à produire plus d’U-233 que l’on en consomme au cours d’un cycle d’irradiation dans le réacteur. C’est seulement à cette condition que l’on pourrait imaginer une substitution quasi-totale du cycle à uranium par le cycle au thorium, mais seulement à très longue échéance (plusieurs dizaines d’années voire au-delà de la fin de ce siècle) et au prix d’investissements considérables.
En tout état de cause, ce phénomène de surgénération n’est pas l’apanage d’un cycle de combustible à base de thorium, loin s’en faut. On sait en effet déjà le créer dans les réacteurs à neutrons rapides (RNR) qui fonctionnent avec un cycle «classique» à uranium et plutonium. Cela a même été démontré «expérimentalement» dans des RNR de grande puissance comme le réacteur Phénix (250 MWe) en France, dans lequel on a recyclé dans le cœur du réacteur du plutonium produit pas ce même réacteur. Autrement dit, même sans le thorium, on peut déjà mettre en œuvre des RNR qui, une fois développés à grande échelle, garantissent un approvisionnement en matières fissiles pour des milliers d’années.
Ressources en thorium: combien?
Le thorium naturel est un élément relativement abondant sur terre avec une concentration moyenne de 7,2 ppm dans la croûte terrestre. Cette valeur est nettement plus élevée que pour l’uranium (2,5 à 3 ppm), ce qui résulte de la très longue période radioactive du Th232 qui est de 1,41 × 1010 ans. Néanmoins, cela ne signifie pas pour autant que les réserves exploitables de thorium soient deux ou trois fois supérieures à celles de l’uranium, comme beaucoup l’affirment dans la littérature. Et cela d’autant plus que son potentiel minier est plutôt moindre que celui de l’uranium, en raison d’une bien plus faible mobilité géochimique qui ne lui permet pas d’accéder à une grande variété d’environnements géologiques et aux possibilités de re-concentration dans des gisements riches qui leurs sont associées.
En réalité, il n’y a jamais eu de véritable prospection de gisements de thorium en raison de ses usages jusqu’à présent très limités à quelques applications spécifiques de sorte que des estimations fiables des réserves mondiales de thorium ne sont pas actuellement disponibles. Le «livre rouge» de l’AIEA–OCDE sur l’uranium, périodiquement réactualisé, comprenait des données par pays sur les ressources potentielles en thorium jusqu’à son édition de 1982. Mais depuis, les estimations globales de ressources en thorium ont été supprimées de ce «livre rouge» en raison de l’absence de marché commercial pour ce produit.
Depuis lors, seules les données partielles pour certains pays ont été fournies. Par exemple, l’édition publiée en 2009 affiche une valeur totale de 3,616 millions de tonnes pour les ressources mondiales déclarées en thorium (ressources dites «identifiées» ou «pronostiquées»). On trouve par ailleurs une estimation plus récente par le «Geological Survey» américain (CORDIER US Geological Survey, Mineral Commodity Summaries January 2012. p. 168), selon laquelle les «réserves» mondiales sont estimées à 1,4 million de tonnes de ThO2. L’écart est donc assez significatif avec la valeur indiquée par l’AIEA-OCDE.
Dans les deux estimations, on constate que les principaux pays détenteurs de ressources en thorium sont l’Inde, l’Australie, les États-Unis, le Canada et, dans une moindre mesure, l’Afrique du Sud. Toutefois, dans l’inventaire AIEA-OCDE, des pays comme la Norvège (qui étudie le cycle au thorium), l’Égypte, le Venezuela, la Russie et la Chine figurent également en bonne place, avec au moins 100.000 tonnes de ressources. Sur le plan purement géologique, il convient de noter que la plus grande source de thorium est la monazite minérale (phosphate), qui est par ailleurs une ressource primaire de terres rares. On trouve aussi le thorium dans la thorianite minérale (dioxyde de thorium) et certaines quantités de thorium ont ainsi été récupérées à partir des veines et dépôts de carbonatites.
En résumé, les quantités de thorium qui pourraient être extraites du sol dans des conditions industrielles raisonnables, se chiffrent certainement à plusieurs millions de tonnes et sont sans doute du même ordre de grandeur que celles de l’uranium.
Quoiqu’il en soit, si un cycle fermé du thorium était déployé un jour à une grande échelle industrielle, les réserves de thorium ne sont pas en fait un vrai problème puisque, comme l’U-238, c’est un isotope fertile, comme on l’a vu, dont la partie non transmutée, c’est-à-dire la majeure partie, peut être recyclée. Ainsi, un cycle au thorium déployé avec recyclage de l’U-233 serait en mesure de soutenir le développement de l’énergie nucléaire pour des centaines voire des milliers d’années en mode de surgénération. Par conséquent, le problème n’est pas celui des réserves de thorium disponibles mais celui des quantités de matières fissiles nécessaires pour initier et parvenir à un cycle de combustible surgénérateur avec le thorium et l’U233. On peut d’ailleurs dire exactement la même chose de l’U238 au regard de la disponibilité de plutonium ou d’uranium 235.
Avantages et inconvénients du cycle au thorium
Au niveau du retraitement des combustibles au thorium, pratiquement indispensable si on veut bénéficier des tous les atouts liés à l’utilisation de l’U-233 en réacteur, il s’avère que les combustibles au thorium sont beaucoup plus difficiles à dissoudre que les combustibles à l’uranium. Des procédés ont été développés et testés dans le passé pour essayer de résoudre ce problème, notamment le procédé dit «Thorex» basé sur l’addition d’acide fluorhydrique dans la solution de dissolution. Toutefois, cet acide est extrêmement agressif vis-à-vis des matériaux (ions fluorures) et il faut rajouter d’autres agents chimiques «tampon» pour réduire la corrosion des aciers avec lesquels sont fabriqués les équipements du procédé. Il faudrait donc encore beaucoup de R&D pour parvenir à des procédés efficaces et industriellement viables.
Dans le cadre restreint de cet article on se contera de citer simplement quelques-uns des avantages et inconvénients du cycle au thorium, sans apporter de détails techniques.
Notons d’abord que l’U233, au-delà de ses qualités d’isotope fissile pour les neutrons lents déjà mentionnées, présente des avantages significatifs sur le plan neutronique par rapport à l’U-235 ou au plutonium. On citera en particulier la moindre production de certains produits de fission très capturant de neutrons tels que Xe-135, Sm-149, ou Sm-151 (plusieurs dizaines de % en moins). Il faut souligner par contre un réel inconvénient lié à sa formation dans un réacteur nucléaire qui est la formation conjointe de l’isotope 232 de l’uranium (U-232), via diverses réactions nucléaires, dont certains descendants sont de puissants émetteurs de rayons gamma. Cette présence d’éléments très radioactifs mélangés à l’U-233 et qui s’accumulent rapidement une fois qu’il est séparé au retraitement, oblige pratiquement à fabriquer en cellules blindées les combustibles contenant de l’U-233. Ceci est évidemment faisable avec les technologies d’aujourd’hui mais cette forte radioactivité peut constituer une pénalité économique non négligeable pour le cycle au thorium.
Notons pour terminer qu’un cycle au thorium, génère globalement beaucoup moins d’actinides mineurs (Np, Am, Cm) qu’un cycle classique à uranium-plutonium.En fait, cette réduction dépend beaucoup des scénarios de déploiement d’un cycle au thorium et des matières fissiles associées au thorium. Toutefois, d’autres actinides à vie longue sont générés avec des cycles au thorium (notamment le Pa-231, de période 33000 ans). Globalement, l’inventaire radiotoxique des déchets ultimes à vie longue est plus faible qu’avec des cycles uranium, tout au moins jusqu’à une échéance ou elle peut encore présenter un risque. Il reste que ce sont en fait les produits de fission (PF) qui génèrent la plus forte radioactivité des déchets de haute activité ou à vie longue (HAVL) pendant plusieurs siècles. Ce sont donc ces PF qui dimensionnent le stockage définitif de ces déchets HAVL. Or, quel que soit le type de combustible utilisé (y compris ceux à base de thorium), les quantités de PF sont rigoureusement proportionnelles à la quantité d’énergie produite (par exemple environ 45 tonnes de déchets HAVL par an pour la totalité de la production électrique d’origine nucléaire en France). En conséquence, affirmer brutalement que l’on génère beaucoup moins de déchets avec le thorium est pour le moins abusif.
Expérience industrielle d’utilisation du thorium dans des réacteurs nucléaires
L’auteur du présent article a écrit un livre intitulé: «Histoire et techniques des réacteurs nucléaires et de leurs combustibles» (publié chez EDP Sciences) dans lequel il consacre un chapitre entier au thorium. Dans ce chapitre (N° 17), il présente en particulier une rétrospective de toute l’histoire du thorium et de son utilisation dans des réacteurs nucléaires. On indiquera simplement ici que le thorium a été utilisé dans 13 réacteurs nucléaires de puissance de types différents (à haute température, à eau bouillante, à eau pressurisée, à eau lourde, à sels fondu) construits et exploités dans 4 pays: Etats-Unis, Grande Bretagne, Allemagne et Inde. Ceci est l’occasion de souligner que l’on assimile souvent aujourd’hui le thorium aux réacteurs à sel fondus (RSF), car historiquement ce type de réacteur a utilisé du thorium comme matière fertile (associé initialement à de l’uranium enrichi à 33%). Il s’agissait du premier (et unique) RSF expérimental de l’histoire: le Molten Salt Reactor Experiment (MSRE) construit en 1964. De ce fait on assimile souvent thorium et RSF, ce qui permet de vanter les mérites du thorium, en y ajoutant ceux des RSF alors que ces deux éléments n’ont aucun rapport direct (c’est par exemple le cas dans le domaine de la sûreté).
L’analyse technique détaillée du cycle au thorium, montre que celui-ci offre quelques perspectives intéressantes, notamment en termes d’économie d’uranium (si l’ U233 est recyclé) mais aussi pour ce qui concerne la radiotoxicité potentielle à long terme des déchets radioactifs ultimes. Toutefois, malgré l’existence d’exemples concrets d’utilisation du thorium en réacteur dans le passé, l’expérience industrielle sur ce cycle reste aujourd’hui très limitée et elle est pratiquement inexistante sur l’aval du cycle (retraitement et recyclage). Il est donc clair que le déploiement de ce cycle à une grande échelle nécessiterait encore beaucoup de R&D et de lourds investissements industriels (y compris en matière de prospection et d’extraction du thorium). Il est peu probable que dans un avenir proche, les conditions soient réunies pour justifier l’engagement de tels efforts. En revanche, à échéance de quelques dizaines d’années, l’apparition de nouvelles contraintes pourraient modifier le contexte actuel et conduire à un développement de cycles au thorium dans certains pays, et dans le cadre de développement sur les réacteurs à sels fondus. C’est dans cette perspective qu’il convient de poursuivre à minima une veille active sur ce sujet.