Nous sommes les témoins d’une nouvelle compétition technologique mondiale pour la mise au point de petits réacteurs modulaires (SMR) et de filières de quatrième génération, réacteurs à haute température HTGR, Rapides-sodium ou Sels fondus (MSR). L’enjeu est de taille le leadership technologique et commercial et la maîtrise de la souveraineté énergétique. La Russie et la Chine sont devenues de fait les numéros un de l’innovation, la France ayant renoncé depuis plusieurs années à conserver l’avance qu’elle possédait. La Russie se positionne sur le développement de réacteurs à neutrons rapides au sodium (RNR) jusqu’au stade de prototype de moyenne taille (6-800MW). La Chine mène de son côté un programme sur les réacteurs HTR et les réacteurs à sels fondus, tous deux avec un cycle thorium-U233.
La mode des SMR fait fureur
Même les États-Unis sont de retour dans le jeu du nucléaire civil, avec l’annonce de plusieurs projets de SMR de différentes technologies et l’objectif de l’administration Biden d’en faire un des axes de la transition énergétique. Des entrepreneurs privés, Terra Power (avec le support financier de Bill Gates sur un projet d’un MSR de 345 MWth), le groupe d’ingénierie Fluor (avec le projet NuScale d’un réacteur à eau sous pression – [REP] de 60 MWé), Holtec international (avec un REP de 160 MWé), et GE-Hitachi (avec le BWRx-300) sont en lice. Certains réacteurs sont déjà en cours de certification. Est-ce le signe d’un changement de modèle économique dans le, nucléaire, avec le retour des groupes privés, par contraste avec le modèle économique d’entreprises d’État en Russie et en la Chine ou des entreprises publiques à la française?
D’autres pays occidentaux sont aussi engagés dans des projets de SMR, d’aucuns avec des entreprises privées avec sou- tien public. Le Royaume-Uni, le Canada, la France (avec. NuWard, un REP de 170 MWé), la Corée du Sud, le Japon, voire l’Argentine en sont au stade des études poussées de pro- jet. Certains se basent sur des techniques novatrices, comme. le projet canadien de MSR de 300 MWé de MoltexEnergy et le HTR américano-canadien de 80 MWé de x-Energy, qui sont l’un et l’autre des entreprises privées. Au Royaume-Uni, Rolls-Royce est aux commandes avec son projet de REP de 470 MWé (qui avait démarré avec un concept de 220 MWé) soutenu à plus de 60 % par l’État pour la première réalisation.
Il y a aussi la Russie et la Chine qui ont déjà des réalisations (le premier avec un petit réacteur LWR de 35 MWé sur barge flottante, le second avec un module de réacteur haute température HTR-PM de 250 MWth construit près de la ville de Weihai, et avec son projet ACP100 de petit REP de 100 MWé).
Ce jeu, fortement médiatisé, incite à croire à des menaces concurrentielles tant dans le domaine des SMR, que dans celui des GenIV. On serait à l’aube d’un changement techno- logique majeur avec l’abandon progressif des réacteurs à eau légère (light water reactors LWR) de grande taille (1 200 à 1 650 MW). Cette bifurcation se ferait soit vers les SMR bien moins capitalistiques, soit vers des filières de 4e génération (Gen IV), soit une combinaison des deux. Mais pour qu’il y ait l’une ou l’autre bifurcation, il faudrait que les facteurs qui entretiennent la « dépendance [du nucléaire] au sentier » de la technique des réacteurs à eau légère de grande taille soient mis en question par des avantages économiques et politiques très clairs. C’est encore très loin d’être le cas.
Un puissant verrouillage technologique
Pour juger des futurs probables, il ne faut pas méconnaître la logique qui a conduit au succès des technolo- gies actuelles. Les deux filières à eau légère ont été promues par les grands constructeurs américains qui avaient acquis une expérience de départ avec des réacteurs de sous-marin.
Malgré des tentatives de développement de filières nationales, les entreprises des autres pays, Allemagne, France, Japon, Suède, etc., les ont adoptées sous licence pour profiter de leur expérience industrielle, rejoints plus tardivement par le Royaume-Uni et la Chine qui s’est appuyée sur l’expérience française, ainsi que par la Russie après Tchernobyl.
En économie de l’innovation, on explique le lock-in (verrouillage) de trajectoire autour d’une technique médiocre, ici les LWR aux performances neutroniques et d’utilisation du combustible fissile très médiocres, par un avantage d’antériorité par rapport à des techniques plus performantes, ici l’expérience de General Electric et de Westinghouse dans les réacteurs de sous-marin nucléaire. Ensuite opèrent les rendements croissants d’adoption qui sont les effets cumulatifs des apprentissages technologiques, industriels et institutionnels qui expliquent cette «dépendance au sentier».
Deux à trois décennies pour passer au stade commercial
Dans le cas des filières nucléaires, on peut identifier l’importance du capital fixe, le besoin d’une infrastructure spécifique du cycle du combustible, les apprentissages longs et complexes dans chaque technique de réacteurs, le besoin de très importants savoir-faire industriels et compétences d’ingénierie dans la durée, et la règlementation à constituer et à améliorer, facteur qui a eu un rôle croissant sous la pression des demandes sociales en matière de sûreté. Autant de facteurs d’inertie qu’il faudra contourner pour toute filière nucléaire naissante au cours de son processus déjà très long de développement technologique, puis de déploiement commercial.
Ce processus s’opère sur une période de deux à trois décennies entre le début de la R&D et l’accès au stade commercial qui se fait avec des grands réacteurs pour profiter des effets de taille. Il s’ensuit plusieurs longues étapes de progression entre le réacteur d’essai, le réacteur de démonstration de 250-300 MW et la tête de série de 900-1200 MW. Mais une fois qu’une technique (ici les réacteurs à eau légère) a établi sa domination, les barrières à l’entrée d’une filière plus performante sont très élevées, ne serait-ce que parce que les facteurs d’apprentissage ne peuvent jouer à plein qu’en passant par plu- sieurs réalisations et la standardisation difficile à étendre.
De ce point de vue, la mise au point de réacteurs SMR présente l’avantage de sauter une étape avant le stage commercial, ce qui n’empêche pas que les premières mises en service seront tardives, après 2030 pour le NuWard français, le premier SMR de Rolls-Royce et le NuScale de 60 MWé. De plus si le réacteur est de technique innovante, il faut mettre en place une règlementation spécifique et une infrastructure du cycle du combustible, comme ce serait le cas avec les petits réacteurs de type MSR ou HTR, sans parler de grands réacteurs de type Rapides-sodium ou HTR.
Quel est l’avenir de la quatrième génération?
Toute nouvelle filière est donc longue à développer, avec de nombreux risques industriels, économiques et règlementaires, comme le montrent les problèmes rencontrés par les prototypes de démonstration des pro- grammes de RNR au sodium dans tous les pays où la filière était étudiée et ceux de HTGR en Allemagne et aux États- Unis (avec notamment des problèmes de tenue des éléments combustibles en boulets). Ce fut la principale cause de leur arrêt dans les années 1980-1990, avant les raisons politiques.
L’expérience du programme Rapides-sodium français qui s’est étalée sur trente ans depuis la conception de Rapsodie jusqu’au démarrage du prototype de grande taille Superphénix avec des problèmes rencontrées pour Phénix illustre bien ces difficultés. Elle met aussi en lumière l’importance du coût d’un tel développement (12 milliards d’euros environ). Avec de telles contraintes, un programme ne peut être entrepris que dans le cadre d’un partenariat étroit entre agence publique de RD, constructeur et entreprises électriques qui auraient un statut de monopole règlementé (qui permet transférer les coûts et les risques dans les tarifs).
C’était possible dans les démocraties industrielles avant la libéralisation des industries de réseau, mais ça ne l’est plus après les réformes électriques, à moins de mettre en place des dispositifs de subventions de long terme qui dérogent aux règles de concurrence. Ceci reste possible en Russie et en Chine, pays à capitalisme d’État où les programmes de dé- monstration sur les filières RNR, HTR, et MSR relèvent d’abord de logiques techno- bureaucratiques, comme celles que l’on connaissait dans les pays occidentaux avec leurs commissions à l’énergie atomique respectives. Mais le dé- ploiement commercial de l’une ou l’autre des filières Gen IV, qui serait décidé par le planificateur de l’énergie chinois ou russe en substitution des nouveaux réacteurs à eau légère, devrait tout de même répondre à des motifs économiques sérieux.
Or ce n’est pas le cas des RNR au sodium et des HTR au thorium malgré leurs avantages en termes d’usage des ressources d’uranium, car les ressources d’uranium sont abondantes et suffisantes d’ici la fin du siècle. Ce n’est pas le cas non plus par rapport à la possibilité qu’ils présentent d’incinérer des déchets nucléaires de vie longue, ou leur propre pro- duit de fission, car 95 % des combustibles dans le monde ne sont pas retraités parce que les pays ont choisi l’option cycle ouvert pour deux raisons. Outre l’absence de problèmes de ressources d’uranium à long terme, le combustible à base d’U2O3 constitue la meilleure barrière de rétention des produits de fission et d’actinides produits pendant le séjour en réacteurs. Certains de ces pays ont d’ailleurs déjà développé des solutions de stockage géologique définitif.
Les SMR ne sont pas pour demain mais pour après-demain
Peut-on échapper à la dépendance au sentier des LWR de grande taille avec certains types de SMR pour faciliter la relance du nucléaire dans le monde? Outre que les durées de développement restent importantes, les retards dans les projets et dans leur réalisation seront inévitables, comme c’est déjà la cas avec les projets NuScale et de TerraPower. De plus, les jeux qui vont s’établir autour de la règlementation de la sûreté des SMR seront aussi compliqués que pour les techniques actuelles de grande taille. La réglementation est toujours un défi pour le développement d’une filière nucléaire et ses améliorations.
Pour les SMR fondés sur des LWR et plus encore pour ceux fondés sur les techniques avancées, la certification du concept, puis les permis de construire et d’exploitation, qui font toujours l’objet de l’attention des décideurs politiques, des environnementalistes et du public, sont autant d’obstacles. Un déploiement à grande échelle des SMR pour arriver à faire jouer les effets de série, comme on le conçoit aux États-Unis, impliquera un grand nombre de projets qui n’échapperont pas à ces contrôles pour chaque projet. On peut anticiper sans crainte des dépassements de coûts et des litiges lors du dé- ploiement commercial des SMR dans ce pays.
Cela dit, est-ce que leurs avantages en termes de sûreté et en termes économiques sont susceptibles de favoriser une bifurcation technologique ? Quid, d’abord, des avantages en termes de sûreté pour permettre une meilleure acceptation de la technologie nucléaire? Il s’agit par exemple de la réduction des initiateurs d’accident par la conception intégrée du réacteur, ses caractères de sûreté passive, la possibilité de les enterrer, et pour les SMR avec Molten Salt Reactors, la possibilité de «brûler» leurs propres produits de fission? Dans un jeu politique, il n’y a aucune assurance que les avantages d’une technologie en termes de sûreté favorise une meilleure acceptation sociale. Les sociologues sont formels: la complexité des techniques nucléaires, quelles qu’elles soient, ne donne pas de prise à la rationalité dans le raisonnement des non-spécialistes. Ceux qui voient l’intérêt des SMR pour construire des petites unités près des centres urbains dans les pays développés dans une logique de décentralisation des systèmes électriques devraient y réfléchir.
Plus déterminants semblent être les avantages économiques potentiels des SMR. Déjà, leur petite taille rend possible un autre modèle économique de développement des capacités nucléaires. Les SMR seraient bien mieux adaptés aux secteurs électriques libéralisés. Ils permettent des constructions plus rapides en trois-quatre ans par module, et donc des immobilisations moins longues de capitaux avec des engagements financiers plus réduits de l’ordre de 1 milliard d’euros pour chaque module. Pour des centrales qui seraient composées de plusieurs modules, ils offrent même la possibilité de financer les modules suivant le premier par les revenus qu’il dégagerait.
Ensuite, ils présentent des caractéristiques qui devraient leur permettre de rivaliser avec les grands réacteurs. Si les effets de taille d’un SMR de 100-300 MWé sont réduits par rapport à ces derniers de 1000-1200 MW, la compétitivité pourrait être atteignable par le jeu combiné de la simplification, de la modularité qui autorise la fabrication en usine, voire dans des usines dédiées, et par les effets de série permis par la standardisation. À ceci s’ajoute le moindre coût finan- cier grâce aux durées de réalisation plus courtes. Leur petite taille laisse penser également que leur commercialisation pourrait s’appuyer sur des marchés-niches, l’alimentation de petits systèmes électriques des pays du Sud (éventuellement sur barge), la désalinisation dans certaines régions, ou encore la production d’hydrogène bas carbone. Pour la suite, si les réacteurs de grande taille gardent des avantages pour les grands systèmes, certains pensent à des débouchés très importants du côté des pays émergents et en développement pour remplacer les tranches au charbon qui fermeront dans les trente prochaines années. Le ticket d’entrée d’un primo- accédant serait bien moins élevé qu’avec l’achat d’un réacteur de grande taille (1 milliard au lieu de 4 milliards pour un 1000 MW).
À noter toutefois que les SMR basés sur des techniques innovantes, MSR ou HTGR, développés au Canada, aux États-Unis et en Chine vont devoir essuyer les plâtres d’une technique radicalement nouvelle avec des apprentissages technologiques et industriels plus longs, que n’auront pas à faire les constructeurs de SMR classiques. Les promoteurs de SMR à sels fondus devront résoudre d’importantes contraintes de résistance à la corrosion, tandis que ceux de HTR seront confrontés aux problèmes de tenue des boulets de combustibles.
Pour conclure, dans les démocraties industrielles où se manifeste un regain d’intérêt pour le nucléaire, chercher une réponse technologique pour le moyen terme, avec des techniques de quatrième génération (RNR au sodium, HTR, MSR) qui présentent des avantages en termes de gestion des déchets, voire en termes de sortir de la dépendance aux ressources d’uranium, paraît peu réaliste. Les contraintes de dépendance du sentier, notamment réglementaires, sont trop fortes. Développer et maintenir des programmes de RD&D dans ces domaines n’ont d’autre intérêt que de satisfaire une clientèle techno-bureaucratique.
En revanche, la conclusion est moins nette pour les SMR, en tout cas ceux basés sur une des techniques LWR. En plus de présenter une bonne qualité de sûreté, ils sont bien adaptés aux contraintes économiques des industries électriques libéralisées et à celles des systèmes électriques de moyenne taille de pays qui seraient des primo-accédants.
Ceci dit, il faudra beaucoup de constance et de détermination aux entrepreneurs américains, canadiens et britan- niques (Fluor, Terra Power, x-Energ y, Moltex-Energ y et Rolls-Royce, etc.) pour effacer les haies successives de leur course d’obstacles. En tout cas, il leur faudra un soutien public continu, stable et d’ampleur, même un peu au-delà de leur première réalisation. D’ailleurs, la trajectoire des réacteurs de grande taille de 1 000-1 200 MW apparaît bien établie dans les pays émergents, et dans la plupart des pays développés qui continuent de tabler sur le nucléaire où les SMR pourront juste intervenir en complément.
Dominique Finon