<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> « La surgénération, ce ne sont pas des rêves de savant fou »

22 novembre 2024

Temps de lecture : 4 minutes
Photo : Superphénix Wikimedia Commons
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« La surgénération, ce ne sont pas des rêves de savant fou »

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Un entretien avec Dominique Grenêche. Docteur en physique nucléaire, il a travaillé au Commissariat à l’énergie atomique et à l’IRSN. Il a été conseiller au cabinet du haut-commissaire à l’énergie atomique, responsable des relations scientifiques internationales d’Areva, et a enseigné et enseigne toujours dans plusieurs écoles et universités en France et à l’étranger. Il a écrit en juin dernier une lettre ouverte à Emmanuel Macron pour l’alerter sur la nécessité de relancer rapidement les projets de réacteurs de quatrième génération à neutrons rapides. Article paru dans le numéro 20 du magazine Transitions & Énergies.

T&E : Vous considérez qu’il est indispensable de relancer immédiatement le développement à une échelle industrielle de réacteurs nucléaires de quatrième génération à neutrons rapides et surgénération. Pourquoi ?

-D.G. : L’avenir du nucléaire, j’en suis convaincu, ce sont les réacteurs surgénérateurs. Sinon, le nucléaire civil en a pour moins d’un siècle. Nous allons tout simplement manquer d’uranium. La surgénération, ce ne sont pas des rêves de savant fou. Il y a eu jusqu’à aujourd’hui dans le monde 14 réacteurs de puissance de ce type construits et une dizaine de prototypes expérimentaux. Cela a été fait en France, aux États-Unis, en Russie, au Japon, en Chine et en Inde avec la technologie que nous leur avons donné.

Le premier réacteur civil construit dans le monde était d’ailleurs à neutrons rapides refroidi au sodium. Il a commencé à fonctionner aux États-Unis en 1952. Le principe de la surgénération, c’est une voiture qui roule et pendant qu’elle roule elle fabrique plus d’essence qu’elle n’en consomme. En l’occurrence, le réacteur fabrique plus de plutonium qu’il n’en consomme. En France, on a construit les réacteurs Rapsodie, Phénix et Superphénix tous à neutrons rapides et refroidis au sodium qui fonctionnaient. On devait aussi fabriquer Astrid, mais le projet a été sabordé pour des raisons politiciennes en 2019.

Il faut bien comprendre que d’ores et déjà 40 % de l’électricité produite dans les réacteurs actuels à l’uranium provient du plutonium fabriqué dans ces mêmes réacteurs. Le plutonium provient de la transformation de l’uranium 238 qui n’est pas fissile et ne sert à rien, mais devient du plutonium quand il capture un neutron. Et là, cela devient alors très très intéressant en termes énergétiques. Nous avons plus de 300 000 tonnes d’uranium appauvri dont nous ne savons pas quoi faire. Quand vous extrayez de l’uranium naturel d’une mine, il n’y a que 0,7 % d’uranium 235 qui est enrichi pour faire fonctionner les centrales actuelles à 3 ou 4 %. Ce qu’il reste, c’est l’uranium appauvri.

– T&E : Avons-nous les compétences pour construire des réacteurs à neutrons rapides ? 

– D.G. : Nous savons le faire et nous l’avons déjà fait. Nous avons fabriqué le plus gros réacteur au monde à neutrons rapides et à refroidissement au sodium avec une puissance de 1 200 MW. Il s’appelait Superphénix. Il a été euthanasié en 1997 pour des raisons uniquement politiciennes. Un pur scandale dont nous payons les conséquences encore aujourd’hui. Et si nous voulons y revenir, il ne faut pas traîner, nous avons encore les compétences, mais ceux qui ont travaillé sur les prototypes ne sont plus tout jeunes. Il faut le faire demain, sinon ce sera trop tard. 

Sans cela, on sera contraint dans quelques années d’acheter à leurs conditions de la technologie russe ou chinoise. S’ils le veulent bien… Les Russes exploitent aujourd’hui un réacteur à neutrons rapides de 800 MW refroidi au sodium baptisé BN-800.

– T&E : Le refroidissement au sodium liquide est-il maîtrisé ?

– D.G. : Oui, nous l’avons démontré. Compte tenu des densités de puissance considérables des réacteurs « rapides », il faut pour les refroidir des liquides caloporteurs très performants et le sodium en est un. C’est aussi un gage de sûreté. Le refroidissement ne se fait pas sous pression comme dans les réacteurs classiques refroidis à l’eau pressurisée à 155 bars. Et l’inertie thermique du sodium, il y en a 5 000 tonnes dans un réacteur, permet d’absorber bien plus facilement la puissance résiduelle en cas d’incident. La température augmente beaucoup plus lentement. 

Le sodium présente aussi des inconvénients. Il brûle au contact de l’air et explose au contact de l’eau. Mais nous sommes capables de gérer ses problèmes. Nous avons un retour d’expérience considérable. Il y a eu des dizaines de fuites sur les prototypes et les procédures ont permis de réparer et d’y faire face sans dommages.

– T&E : Le sel fondu est-il une alternative crédible ?

– D.G. : On peut faire de la surgénération avec des réacteurs refroidis avec des métaux liquides (sodium, plomb) et au sel fondu. C’est par exemple le projet de SMR [petit réacteur modulable] de la start-up Naarea en France, je suis à leur conseil scientifique. Il s’agit d’une conception totalement différente du réacteur. C’est une idée géniale, mais tellement géniale que sa mise en œuvre va prendre du temps. Tous les réacteurs en fonctionnement aujourd’hui dans le monde ont un cœur solide avec des barres de combustible. Là, il n’y a plus un cœur solide mais liquide, tout est fondu, mêlant le combustible, plutonium et uranium appauvri, et le sel. Ce liquide circule dans une boucle, transfère sa chaleur et revient dans le réacteur. Du point de vue de la sûreté, il n’y a plus de crainte de fusion du cœur, il est déjà fondu. Mais les défis techniques à surmonter restent considérables, notamment avec les matériaux. 

– T&E : Les SMR attirent finalement plus l’attention que les neutrons rapides. Peuvent-ils assurer l’avenir du nucléaire ?

– D.G. : Dans quelques années, on va voir des prototypes de SMR d’une technologie assez classique fonctionner et des marchés s’ouvrir. Mais je ne crois pas qu’ils représentent l’avenir du nucléaire. La plupart de ses projets ne sont pas porteurs de nouvelles technologies. Si vous prenez le plus abouti en France mené par EDF, Nuward, c’est un réacteur de sous-marin nucléaire refroidi à eau pressurisé et adapté. Plus de 80 % des réacteurs dans le monde sont à eau pressurisée. En fait, il y a déjà eu des centaines de SMR fabriqués dans le monde, plus même que des gros réacteurs, ne serait-ce que pour la recherche et la propulsion de sous-marins, de porte-avions et même de brise-glace au temps de l’ex-URSS.

Les SMR correspondent à des usages particuliers et à un marché de niches. Plusieurs SMR ne peuvent pas remplacer un gros réacteur et ne sont d’ailleurs pas conçus pour cela. En revanche, pour alimenter, par exemple, une usine qui fabrique de l’aluminium et a besoin pour cela de beaucoup d’électricité, ils sont parfaitement adaptés. Ou pour remplacer une petite centrale au charbon ou encore pour alimenter de petits réseaux enclavés

Ils présentent des avantages en termes de sûreté pour une raison physique évidente. Ils sont plus petits, il y a donc moins de chaleur à évacuer. Le problème essentiel de l’énergie nucléaire, c’est la puissance résiduelle. Pour utiliser l’image d’un moteur thermique de voitures, quand vous l’arrêtez, il continue à chauffer. La plupart des accidents nucléaires sont liés à ce problème d’évacuation de la puissance résiduelle. Il faut l’évacuer en utilisant notamment des circuits auxiliaires sinon le cœur du réacteur fond. C’est ce qu’il s’est passé à Three Mile Island aux États-Unis en 1979 et à Fukushima en 2011. À Tchernobyl en 1986, c’était autre chose. C’était un problème de mauvaise conception du réacteur qui s’est emballé. C’est plus un accident soviétique qu’un accident nucléaire.

Pour en revenir aux SMR, compte tenu de leur taille et de leur puissance, on peut envisager un dispositif d’évacuation de chaleur passif par convection naturelle. Le réacteur se refroidit de lui-même en cas d’arrêt intempestif et le cœur ne peut pas fondre. La plupart des SMR sont conçus comme cela. 

Propos recueillis par Éric Leser.

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