« Les prévisions sont difficiles, surtout quand elles concernent l’avenir ». Par ce trait d’esprit devenu célèbre, Pierre Dac illustrait parfaitement la difficulté que représente l’exercice de la prospective. Tout particulièrement dans le domaine de l’énergie. La litanie depuis des années des prévisions erronées et rapidement contredites par les faits que ce soit par les institutions, les experts auto-proclamés, les politiques ou les militants est interminable. Elle devrait inciter les uns et les autres à plus de modestie. Ce n’est pas vraiment le cas.
RTE, le Réseau de transport d’électricité, n’est pas épargné par ce type d’errements. Lorsque l’entreprise publie à la fin de l’année 2021, son étude « Futurs Energétiques 2050 », elle surprend son monde en mettant fin à des dérives idéologiques et en ayant effectué un travail de fond. Il s’agit d’une des études prospectives européennes parmi les plus poussées. Les différents scénarios proposés offrent plusieurs alternatives de mix énergétique avec un même objectif : la neutralité carbone en 2050.
Des prévisions déjà obsolètes
Mais moins de trois ans plus tard et en dépit d’une première mise à jour en septembre 2023, force est de constater que la plupart des prévisions sont d’ores et déjà obsolètes. « Futurs Énergétiques » partait du principe que la neutralité carbone ne pouvait être atteinte qu’en reportant une part importante des usages fossiles vers de l’électricité bas carbone, la fameuse électrification des usages.
Elle va des transports, avec les voitures électriques, à l’industrie en passant par le chauffage et le remplacement des chaudières thermiques par des pompes à chaleur. Elle devait entraîner une augmentation continue de la consommation électrique et donc des besoins d’électricité bas carbone.
Le signal prix détruit la demande d’électricité
Las. La crise énergétique est passée par là, tout comme la désindustrialisation, la faiblesse des investissements dans la recherche et le développement, la baisse de la productivité, l’abaissement du potentiel de croissance du pays et l’appauvrissement de fait des populations sur fond de renchérissement majeur de la ressource électrique. Cela a entraîné une baisse inédite de la consommation dont on peut se demander si elle sera durable.
Ce que les économistes appellent le signal prix a fortement incité à la sobriété (choisie et surtout subie), mais aussi aux recherches de gains d’efficacité (isolation, passage à des appareils moins gourmands, etc…) qui sont, eux, amenés à perdurer. Il semblerait que le gisement de ces gains d’efficacité ait été très largement sous-estimé, et explique en grande partie une consommation qui en 2023 s’est retrouvée être la plus basse depuis 2002, battant même le récent record de l’année 2020 et de ses confinements successifs.
Le gouvernement et la fiscalité à contretemps
Moins réjouissant, l’électrification de l’industrie après l’explosion des prix du gaz en 2022 semble marquer le pas, ralentie par l’effet croisé de la baisse des cours du méthane et celle de la tonne de CO2.
Le gouvernement, n’ayant pas conscience du risque que fait porter la destruction de la demande par les prix à la stratégie nationale bas carbone (SNBC), a amplifié le mouvement en ce début d’année 2024 en rétablissant la fiscalité sur l’électricité à son niveau d’avant crise. Cela s’est traduit le 1er février dernier par une nouvelle hausse de presque 10% du tarif réglementé pour les ménages. Plus problématique encore : la fiscalité du gaz naturel est désormais plus avantageuse que la fiscalité sur l’électricité, très largement décarbonée en France.
Dès lors, les scénarios de hausse rapide de la consommation par l’électrification des usages, pierre angulaire de la transition énergétique, doivent être sérieusement questionnés. Pour réussir cette stratégie de transition sans appauvrir le pays et même en lui permettant de se réindustrialisation, une production d’électricité décarbonée, abondante et bon marché était nécessaire. Est-ce encore le cas ?
Le jeu très politique de RTE
Les hypothèses de RTE ont toujours été considérées comme « conservatrices », comprendre pessimistes… et surtout prudente politiquement. En 2021, le retour en grâce du nucléaire au gouvernement et dans l’opinion n’était pas encore totalement acté. Du coup, le scénario le « plus nucléarisé » de l’entreprise publique tablait sur une production du parc de réacteurs d’EDF de 360 TWh annuels en production et une fermeture des réacteurs aux alentours de leur 60ème année. Un chiffre qui était déjà étonnant il y a trois ans. Intégrant la mise en service de l’EPR de Flamanville 3, il est très éloigné des niveaux de production du début des années 2000/2015 – autour de 400 TWh – et plus encore du record de 430 TWh de 2004.
Il ne tient pas non plus compte des possibilités d’augmentation de puissance des réacteurs existants. Ces améliorations portant sur la production d’électricité pas sur les réacteurs proprement dits ont été menées sur la quasi-totalité du parc européen, mais pas le français. Cela permettrait de fournir relativement rapidement une vingtaine de TWh supplémentaires et fait l’objet d’une grande attention.
« L’effet falaise » à compenser ou pas?
Il y a enfin un danger résultant des fermetures en cascade en fin de vie des réacteurs du parc nucléaire historique. Ce qui est appelé « l’effet falaise ». Le scénario le plus optimiste tablait sur 22 GW historiques restant seulement en 2050. Pour éviter une telle catastrophe, EDF n’a pas vraiment le choix et doit prolonger au-delà des 60 ans la durée de vie de son parc.
Au sommet de l’AIEA (Agence Internationale de l’Energie Atomique), Luc Rémont, le Pdg d’EDF, a expliqué ouvertement que les 56 réacteurs du parc historique français devraient tous pouvoir fonctionner au-delà des 60 ans.
Une consommation qui augmenterait moins vite et moins haut que prévu, un déclassement du parc historique reporté… cela remet en cause en grande partie les trajectoires de l’étude de RTE. En fait, tout le monde semble perdu. A commencer par le gouvernement qui ne cesse de repousser les débats autour de la PPE (programmation pluriannuelle de l’énergie).
Philippe Thomazo