En dépit des efforts consentis ces deux dernières décennies, 80% de l’énergie utilisée dans le monde est toujours d’origine fossile (elle provient du pétrole, du charbon et du gaz). La «transition énergétique», ce mouvement dans lequel les sociétés se sont engagées pour décarboner leurs économies, cherche à ce que cette énergie soit essentiellement d’origine renouvelable.
Pourquoi? D’abord parce l’utilisation d’énergies fossiles engendre des émissions de gaz à effet de serre impliquées dans le réchauffement climatique en cours, ainsi que d’autres polluants; ensuite, parce que les stocks d’énergies fossiles ne sont tout simplement pas infinis.
La réalité est cruelle: pour l’heure, nous avons tout simplement échoué à initier une telle transition. Les émissions de gaz à effet de serre sont reparties à la hausse, y compris au sein de la plupart des pays d’Europe occidentale. Cet échec est principalement imputable au fait que les efforts déployés pour réaliser cette transition ont été balayés par une augmentation de la consommation d’énergies fossiles. Cette augmentation est notamment due à la croissance de la consommation de charbon, notamment en Asie.
Les limites des renouvelables
Pour espérer progresser dans la transition énergétique, il faut idéalement conjuguer deux grands axes: passer à la vitesse supérieure au niveau de l’efficacité énergétique, on peut même parler ici de «sobriété énergétique», en d’autres termes, essayer de faire économiquement et socialement mieux avec énergétiquement moins; remplacer au plus vite les sources carbonées par des sources renouvelables.
L’approche dite «global grid» concerne le second axe: il s’agit de mettre à disposition de la planète une énergie issue de ressources renouvelables. Le terme global grid est une évolution du terme super grid, utilisé pour évoquer les réseaux électriques maillés en courant continu. L’approche global grid consiste donc à étendre le concept de super grid à l’échelle internationale.
Parmi les technologies permettant de générer de l’électricité à partir de ressources renouvelables, les efforts récents ont surtout portés sur le déploiement du solaire photovoltaïque (PV) et des éoliennes. Mais ces technologies sont à la fois demandeuses en capital (les coûts CAPEX de l’éolien off-shore sont environ deux fois plus élevés que les coût CAPEX du solaire photovoltaïque, eux-mêmes environ deux fois plus élevés que les coûts CAPEX des turbines à gaz à cycle combiné) et produisent de l’énergie de manière intermittente, en fonction de la présence du soleil et du vent.
On ne manquera pas de se dire ici: installons en priorité des panneaux photovoltaïques là où le soleil est le plus généreux et des éoliennes là où le vent souffle le plus souvent, afin d’en tirer un maximum de bénéfices pour un même investissement de capital.
Cette idée pleine de bon sens peut être poussée beaucoup plus loin.
L’idée d’un réseau mondial
Prenons l’exemple du solaire PV: quand bien même des panneaux PV seraient disposés dans le désert du Sahara ou d’Atacama (des lieux parmi les plus ensoleillés du monde), leur production nocturne resterait désespérément nulle.
Deux solutions sont alors envisageables: stocker l’énergie produite le jour pour la restituer la nuit; faire en sorte d’être raccordé à un réseau électrique si grand que, à toute heure du jour et de la nuit, une centrale solaire PV située quelque part du monde où il fait jour injecte de la puissance électrique au sein de ce réseau.
Le même raisonnement peut s’appliquer à l’énergie éolienne, et, que ce soit pour le soleil ou le vent, on peut également imaginer connecter les deux hémisphères afin de lisser les variations saisonnières. C’est ici que l’approche global grid entre en scène : à savoir, réaliser de grandes interconnexions –à l’échelle de continents–afin de générer de l’électricité à partir des meilleurs gisements, et ainsi pouvoir bénéficier d’un effet de foisonnement mondial en connectant électriquement des fuseaux horaires éloignés et les deux hémisphères.
Des réseaux qui se complètent et se consolident
Notre équipe travaille sur ce sujet depuis plusieurs années (voir à ce propos nos publications de 2013 et 2014): les recherches que nous avons développées montrent que, du point de vue de la faisabilité technique, construire un tel global grid ne relève plus de la science-fiction.
Entre autres raisons, on peut citer l’existence de technologies de transport de l’électricité sous forme de courant continu (HVDC) –pour lesquelles les pertes sont inférieures à 3% pour 1.000 km), à comparer avec une valeur de 7%/1.000 km en courant alternatif –et dont les coûts ont fortement baissé ces 20 dernières années, tout comme les coûts des technologies PV et éoliennes.
Nos efforts de recherche les plus récents concernent l’analyse de la notion de «complémentarité» entre les différents gisements d’énergie renouvelable, cette notion étant connexe à celle de «foisonnement». Dans ce cadre, nous avons cherché à définir un indicateur permettant d’évaluer dans quelle mesure plusieurs gisements d’énergie renouvelable peuvent mutuellement se «porter secours», c’est-à-dire compter sur la production de l’un ou plusieurs d’entre eux quand certains faillissent. Cet indicateur a été élaboré à partir de la notion de «fenêtre temporelle critique», c’est-à-dire une fenêtre de temps pendant laquelle un ensemble de sites de production d’énergie n’atteint pas un seuil de production donné a priori (défini en termes de proportion par rapport à la production maximale envisageable).
Nous avons mis en pratique notre méthodologie en prenant le cas particulier d’une connexion (hypothétique) entre l’Europe de l’Ouest et le Groenland: nos résultats tendent à montrer que la qualité des vents au Groenland (et, en particulier, la présence d’un vent catabatique, c’est-à-dire produit par la conjonction de gradient de pression et de dénivelé induit par la calotte glaciaire groenlandaise) offre une réelle complémentarité avec les vents soufflant en Europe de l’Ouest.
Plus concrètement, nos résultats montrent que, si un parc éolien était construit au Groenland, et que l’électricité ainsi générée était rapatriée en Europe, la production groenlandaise permettrait de réduire de moitié la probabilité d’occurrence de périodes de temps pour lesquelles l’ensemble des sites de production produit moins de 30% de leur production maximale.
Quelle indépendance énergétique?
Au-delà des aspects purement techniques, l’approche global grid soulève des questions d’ordre géopolitique: est-il «raisonnable» de compter sur un réseau électrique mondialement interconnecté afin d’assurer l’approvisionnement énergétique des territoires, et de l’Europe en particulier? Comment parler d’indépendance énergétique dans un tel paysage?
Rappelons d’abord que l’Europe est déjà aujourd’hui en situation de dépendance énergétique. En effet, les importations couvrent plus de la moitié des besoins en énergie de l’UE-28.
Rappelons ensuite que l’Union européenne est née, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, du projet de pacifier le Vieux Continent autour de la notion de facilitation des échanges de certaines ressources (acier et charbon). De la même sorte, rien ne nous empêche d’inscrire la construction d’un tel réseau dans un projet plus vaste de construction et de maintien de bonnes relations diplomatiques entre pays.
La construction d’un réseau mondialement interconnecté nécessiterait, bien sûr, l’établissement d’un dialogue de qualité entre les nations de tous les continents, ce qui pourra aux yeux de beaucoup sembler de la pure utopie… Mais, au final, le principal frein que nous entrevoyons à l’heure actuelle est l’absence de cadre réglementaire international permettant aux différents acteurs publics et privés d’avancer dans des projets d’investissements pour la construction d’un tel réseau.
C’est pour cela que des discussions doivent être entamées entre juristes, économistes et parlementaires du monde entier pour évaluer quels outils juridiques, économiques et financiers (la mise en place de marchés de l’électricité internationaux tout particulièrement) pourraient être nécessaires à la construction d’un global grid pour donner toutes ses chances à la transition énergétique.
Damien Ernst Professor in Energy Systems and Artificial Intelligence, Université de Liège
Raphaël Fonteneau Researcher in Artificial Intelligence and Energy Transition, Université de Liège
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original sur The Conversation.