Il existe aujourd’hui une tendance grandissante dans le Sud global à rejeter tout ce qui peut venir de près ou de loin des pays occidentaux et est perçu, à tort ou à raison, comme du « colonialisme ». Cela concerne aussi la transition énergétique et la nécessité de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Si le réchauffement climatique n’est pas nié tout comme la nécessité de le limiter, il n’est pas question que ce soit un frein au développement ni un moyen d’empêcher les populations du Sud d’accéder à des niveaux de vie comparables à ceux des pays riches.
Un exemple frappant vient d’être donné lors d’une interview devenue virale, réalisée le 29 mars dernier par la BBC du président du Guyana Mohamed Irfaan Ali. Le Guyana, petit pays pauvre de 800 000 habitants, vient en quelques années d’être propulsé au rang de producteur important de pétrole et de gaz après la découverte de gisements considérables au large de ses côtes. Les experts et le gouvernement de Georgetown estiment que le Guyana pourrait produire 1,2 million de barils de pétrole brut par jour d’ici 2027.
Une réponse cinglante
Depuis les découvertes et le début de l’exploitation, le Guyana est devenu le pays qui connaît la plus forte croissance économique de la planète : +62 % en 2022 et encore + 26 % en 2023. Au point d’ailleurs de susciter les envies d’invasion de son voisin le Venezuela qui aimerait bien mettre la main sur ses richesses. Le Venezuela est bien à la tête des premières réserves mondiales de pétrole mais son économie a été torpillée depuis deux décennies par la dictature d’inspiration communiste à la sauce latino-américaine, chère à Jean-Luc Mélenchon, de Hugo Chávez d’abord et Nicolás Maduro ensuite.
Pour en revenir à l’interview de la BBC, elle a pris un ton inattendu quand le journaliste de la BBC a abordé la question de l’impact sur les émissions de gaz à effet de serre de l’exploitation des ressources en hydrocarbures du pays. « Au cours des deux prochaines décennies, il est prévu que pour 150 milliards de dollars de pétrole et de gaz seront extraits du sous-sol de vos côtes. C’est un chiffre extraordinaire. Mais cela signifie aussi, selon de nombreux experts, que 2 milliards de tonnes de CO2 provenant de ses réserves seront émises dans l’atmosphère ? »
La réponse a été immédiate et cinglante. « Je vous arrête tout de suite, a répondu Mohamed Irfaan Ali. Savez-vous que nous avons une forêt éternelle qui est de la taille du Royaume-Uni et de l’Irlande combinée et absorbe bien plus de carbone que ce que nous allons émettre. Elle représente 19,5 gigatonnes de carbone ! Une forêt que nous avons préservée avec l’aide de personne et sans la moindre compensation. Au nom de quoi avez-vous le droit de nous donner des leçons sur le changement climatique… Tout cela, c’est l’hypocrisie qui existe dans le monde. »
Sénégal et Inde
Il y a quelques années, Macky Sall, alors président du Sénégal, justifiait de la même façon l’exploitation à venir des gisements de gaz découverts le long des côtes du pays. « Comment pouvez-vous dire aux gens en Afrique, où la moitié de la population n’a pas d’électricité… Laissez vos ressources dans le sol ! Cela n’a aucun sens et ce n’est pas juste. »
« À l’heure où les pays d’Afrique et des Caraïbes progressent à grands pas dans l’exploitation des réserves de pétrole et de gaz récemment découvertes, les pays dont le développement a été stimulé par les hydrocarbures accélèrent leurs efforts de transition vers un avenir fondé sur les énergies renouvelables. Cette transition a vu les pays riches établir un “agenda vert” qui ne prend pas en compte les besoins économiques de l’Afrique », écrivait en novembre 2023 la Chambre africaine de l’énergie.
De la même façon encore, en avril dernier, le Premier ministre indien Narendra Modi se félicitait publiquement du record de production de charbon et de lignite du pays qui a atteint 937 millions de tonnes sur l’année fiscale 2022-2023. « Cela assure la marche de l’Inde vers son autonomie dans un domaine vital. »
L’énergie est l’économie
Les leçons de morale des pays occidentaux ne passent plus… Encore moins, si on remet les choses dans leur contexte. La richesse matérielle d’un pays et de ses habitants est étroitement liée à sa consommation d’énergie. L’activité économique, 99 % du produit intérieur brut, peut se résumer à des transferts d’énergie. Contrairement à une erreur souvent commise, y compris par les économistes, l’énergie n’est pas un intrant comme les autres dans une économie. Elle est l’économie ! Les niveaux de vie sont étroitement définis par la quantité d’énergie disponible. La quasi-totalité des humains, où qu’ils soient, et même la plupart de ceux qui professent le contraire, aspirent perpétuellement à un meilleur niveau de vie.
Le monde en développement est confronté à des problèmes immédiats et pressants : le transport, le logement, l’accès à l’énergie, les questions de santé publique, d’eau potable, d’hygiène, d’éducation. La réduction des émissions ne peut pas être une priorité à moins que quelqu’un paye pour cela ou qu’on ne parvienne à développer des sources ou des vecteurs d’énergie bas-carbone ayant des coûts équivalents aux combustibles fossiles. C’est très loin d’être le cas.
Bien sûr, les pays du G7 (France, États-Unis, Canada, Allemagne, Italie, Royaume-Uni, Japon) n’ont pas vu leur consommation d’énergie combinée progresser depuis près de trois décennies, tandis que la demande d’énergie partout ailleurs continue d’augmenter rapidement. Mais les pays riches n’ont pas à construire massivement des infrastructures pour accompagner leur développement. Et de toute façon, leur consommation d’énergie par habitant est encore 3,4 fois supérieure à celle du reste du monde. Si ces pays devaient s’aligner sur les normes occidentales, la consommation totale d’énergie primaire dans le monde passerait, à population constante, à environ 1 650 exajoules contre 604 exajoules en 2022. Elle serait multipliée par plus de 2,7 !
Leçons de morale et hypocrisie
Les priorités des pays du Sud sont claires, saufs pour ceux qui ne veulent pas voir ou qui croient encore à l’exemplarité de l’Occident ou de l’Europe. L’augmentation de la consommation de charbon dans le monde, notamment par les deux pays les plus peuplés de la planète, la Chine et l’Inde, en apporte la démonstration. Au sein des pays G7, la demande de charbon a bien été réduite de moitié par rapport au sommet atteint au milieu des années 2000 et ne représente plus que 11 % de la consommation mondiale. En revanche, le reste du monde a multiplié par cinq sa consommation de charbon depuis 1965. Les pays du G7 pourraient bien ramener leur consommation de charbon à zéro – ce que tous, à l’exception de l’Allemagne, pourraient réaliser assez facilement –, l’impact sur les émissions mondiales de carbone serait insignifiant.
Les dirigeants et les élites occidentales ne peuvent tout simplement pas demander aux pays en développement de geler leur niveau de vie à une fraction de celui des pays du G7. De laisser sous terre, au nom du changement climatique, des richesses qui peuvent changer leur vie. Les principales découvertes de nouveaux gisements de pétrole et de gaz ont été faites au cours des dix dernières années en Afrique et en Amérique latine. Au Guyana, au Brésil, en Namibie, en Mauritanie, au Sénégal, au Mozambique… On comprend d’autant mieux l’attrait qu’exercent parfois la Chine et la Russie sur ces pays. Ils ne s’embarrassent d’aucune considération morale et de contraintes environnementales. Et si les pays riches rechignent à permettre à des pays comme le Guyana ou le Sénégal d’exploiter leurs ressources naturelles, les Chinois et les Russes ne manqueront pas de combler le vide.
Lors de la crise de 2022, la morale a soudain disparu
Les leçons de morale sont d’autant moins acceptables que lors de la crise énergétique de 2022, liée à l’invasion de l’Ukraine par la Russie, quand l’Europe a alors craint de manquer de gaz et de geler en hiver, les pays européens ont relancé leurs centrales à charbon et se sont surtout précipités sur tout ce qu’ils pouvaient acheter comme cargaisons de gaz liquéfié dans le monde. Une espèce de sauve-qui-peut. En conséquence, les prix du gaz se sont alors envolés au détriment de pays du Sud incapables d’acheter du gaz à des cours aussi élevés…