La disparition en France en un quart de siècle d’une partie importante du tissu industriel a été une catastrophe économique et sociale. Elle a appauvri le pays, pesé sur sa balance commerciale et sa productivité et sur sa cohésion. Sans parler des questions cruciales de souveraineté dans le domaine énergétique qui avaient été totalement négligées avant que l’invasion de l’Ukraine en février 2022 et les risques de pénuries de gaz et d’électricité les rappellent à notre bon souvenir.
Le réveil est douloureux. La désindustrialisation a fait disparaitre, notamment dans la France dite périphérique, une multitude d’usines qui offraient des emplois relativement bien rémunérés et qualifiés. Elle a détruit la diversité sociale dans les territoires en accélérant encore la concentration dans les métropoles et les grandes agglomérations des emplois les plus qualifiés et les mieux rémunérés. Des « réserves de cadres » pour reprendre l’expression du géographe Christophe Guilluy. Et elle a fait disparaître bon nombre de savoir-faire et de filières qu’il est extrêmement difficile parfois même impossible aujourd’hui de ressusciter.
La disparition des entreprises industrielles de taille intermédiaire (ETI)
L’industrie nucléaire en est un exemple. Elle fait face aujourd’hui à un véritable casse-tête qui consiste pour relancer un programme de construction de réacteurs et assurer la prolongation de vie du parc existant à recruter 10.000 techniciens et ingénieurs par an pendant plusieurs années. Le problème est tel qu’EDF a dû créer une école spécialisée dans le Cotentin pour former des soudeurs de haut niveau. Et la question se pose dans les mêmes termes pour la géothermie, l’entretien et l’installation des parcs éoliens et solaires, la réparation des véhicules électriques, l’ouverture de nouvelles mines…
Le gouvernement et le Président de la République ont fini par faire de la réindustrialisation un de leurs objectifs prioritaires. Mais entre les paroles et les actes, il y a la réalité. Et elle est sombre. La France compte ainsi seulement 1.700 entreprises industrielles de tailles intermédiaires (ETI) contre 5.200 en Allemagne. Ce sont ces ETI, pas les multinationales, qui irriguent le tissu industriel d’un pays. Ce sont elles qui connaissent la croissance la plus rapide, qui innovent, qui maintiennent les emplois qualifiés sur le territoire et permettent la transmission des savoirs.
La part de l’industrie dans le produit intérieur brut (PIB) de la France est aujourd’hui de seulement 10%, inférieure nettement à ce qu’elle est en Allemagne (21%), en Italie (20%), en Espagne (20%) ou au Royaume-Uni (16%)… Et avant d’afficher pour ambition de la ramener à 12% ou même 15%, il faut s’en donner les moyens.
Une main d’œuvre incompétente
Il y a d’abord et avant tout la question fondamentale de la compétence de la main d’œuvre. Sans cela, rien ne se fera. Le niveau en mathématiques et en sciences des jeunes Français est catastrophique selon les enquêtes Pisa et Timms. Il est au plus bas de leurs classements respectifs. Et le problème se retrouve dans les compétences faibles en sciences des adultes et par une proportion de Français obtenant un diplôme d’ingénieur ou de technicien nettement inférieur, par exemple, à celui des Allemands.
La persistance absurde de l’image négative de l’industrie – pollution, conditions de travail difficiles – qui ne correspondent en rien à sa réalité actuelle mais à une légende urbaine issue de la France de Zola y est sans doute pour quelque chose. Elle reste ancrée dans les préjugés des élites médiatiques et intellectuelles étrangères à tout ce qui s’approche de la production, industrielle comme agricole.
Et puis il y a le handicap du coût trop élevé de l’énergie, notamment de l’électricité et du gaz. Il est devenu en Europe et en France une des causes du manque de compétitivité de bon nombre d’activités industrielles. Cela explique par exemple l’impossibilité de reconstruire en Europe une industrie du photovoltaïque grande consommatrice d’électricité. Sans parler du prix du gaz naturel indispensable à de nombreuses filières industrielles. En dépit d’une forte baisse depuis les sommets de 2022, il est aujourd’hui à plus de 30 euros le MWh en Europe et autour de 10 euros le MWh aux États-Unis. Les cours du gaz en Europe ont même atteint 38 euros le MWh au cours des derniers jours en raison de la fermeture d’un gazoduc norvégien.
Faiblesse face aux Etats-Unis et à la Chine
L’Union Européenne est dans une situation de faiblesse, face aux Etats-Unis, car elle importe l’intégralité de ses hydrocarbures mais aussi face à la Chine, car son industrie qui produit les technologies et les équipements à faible émission de carbone de la transition énergétique (véhicules électriques, batteries, éoliennes, panneaux photovoltaïques, électrolyseurs, pompes à chaleur…) n’est pas compétitive.
Et aux prix élevés de l’énergie en Europe s’ajoutent les lois protectionnistes que l’administration Biden a fait voter au cours des derniers années qui se traduisent par des flux de capitaux et d’investissements de l’Europe vers les États-Unis. Les États-Unis se sont lancés eux avec efficacité dans une réindustrialisation et un renforcement de leur souveraineté économique avec une succession de textes législatifs et de programmes de financements fédéraux massifs : Chips Act, Infrastructure Bill, Foreign Entities of Concerns, Inflation Reduction Act (IRA). L’IRA est conçu comme une véritable arme économique et financière contre la suprématie chinoise dans les matières premières dites critiques les batteries, le photovoltaïque, l’hydrogène, l’éolien marin et même le nucléaire.
Face à la Chine, la situation est encore plus déséquilibrée. Les exportations chinoises vers l’Europe connaissent une progression très rapide. Le déséquilibre commercial est passé en deux ans d’un déficit de 200 milliards d’euros à près de 400 milliards d’euros. Cette situation ne peut que continuer à se dégrader si l’Europe continue à faire face à un renchérissement des prix de son énergie et à dépendre de la Chine pour ses équipements énergétiques décarbonés (éoliens et solaires notamment).
Or réaliser aujourd’hui la transition sans les productions industrielles chinoises est devenu impossible au point que l’Europe a d’ailleurs décidé de sacrifier ce qui lui restait de production photovoltaïque sur son sol pour pouvoir continuer à acheter des panneaux solaires à prix cassés et tenter ainsi de tenir ses objectifs de décarbonation. Un précédent très dangereux.
Fuite des capitaux
Conséquences, de juin 2022 à juin 2023, les investissements industriels ont progressé de 5% dans le monde par rapport à la période précédente de juin 2021-juin 2022. Ils ont atteint 1.306 milliards de dollars dont les trois-quarts dans l’implantation de nouvelles capacités de production. L’essentiel de ses investissements se dirige toujours vers l’Asie, qui en recueille 54%. Derrière, les Etats-Unis ont bénéficié de plus de 23,5% du total des investissements mondiaux (309 milliards de dollars), un chiffre en hausse de 4% sur un an lié à la fois à des prix de l’énergie attractifs (trois fois inférieurs à ceux de l’Europe) et à l’impact de l’Inflation Reduction Act. En revanche, les investissements annoncés dans l’Union européenne ne représentent que 6,7% du total…