Les cours du baril de pétrole continuent à dégringoler et sont tombés le 23 mars à leur plus bas niveau depuis 18 ans, à 22 dollars pour la qualité WTI (West Texas Intermediate). Ce n’est plus vraiment une surprise compte tenu d’un double choc sans précédent sur le marché pétrolier. Un effondrement de la consommation dans le monde, conséquence de la pandémie de coronavirus, et dans le même temps une guerre des prix et des quantités produites menée par l’Arabie Saoudite et la Russie.
A l’image de l’analyste Ed Morse de Citigroup, de nombreux experts estiment que la demande de pétrole pourrait s’effondrer de 14 millions de barils par jour, «un niveau plusieurs fois supérieur à ce que le monde a déjà vu». Elle était l’an dernier de 100 millions de barils par jour. Non seulement la demande est en chute libre, mais sous l’impulsion de l’Arabie Saudite l’offre augmente d’au moins 4 millions de barils par jour. Le déséquilibre est tel qu’il pourrait se traduire, toujours pour Citigroup, par un baril (WTI) à 5 dollars.
Comme l’écrit l’agence Bloomberg, la Russie a peut-être déclenché la guerre des prix en refusant lors de la dernière réunion de l’Opep (Organisation des pays exportateurs de pétrole) et de ses alliés à Vienne, le 6 mars, de réduire les quantités produites, mais Riyad a sauté sur l’occasion avec une stratégie à la fois préméditée et très dangereuse. Une sorte de quitte ou double pour reprendre le contrôle du marché pétrolier.
Casser le marché pour mieux le contrôler ensuite
Tout a donc commencé le 4 mars dernier. Le Prince Abdulaziz ben Salman, ministre saoudien du pétrole, prépare dans sa suite de l’hôtel Park Hyatt ce qui est sans doute la négociation la plus importante de sa carrière. Il est rompu à l’exercice, à la diplomatie subtile comme aux rapports de force et aux accords négociés dans les antichambres. Les producteurs de pétrole sont des rivaux qui se détestent et ont souvent des intérêts politiques contradictoires, mais ils ont quelque chose en commun, leur addiction aux pétrodollars.
Mais quand le Prince Abdulaziz rencontre son homologue russe, Alexander Novak, pour négocier une nouvelle baisse conjointe de la production pour limiter la chute des cours, ce dernier ne veut pas en entendre parler. Et cela va déboucher sur l’un des plus grands séismes du le marché pétrolier depuis les chocs des années 1970. Car l’Arabie Saoudite décide alors de lancer son plan B, non plus limiter les quantités pour tenir les prix, mais casser le marché pour mieux le contrôler ensuite.
Le Royaume a ainsi décidé de monétiser ses gigantesques réserves aussi vite que possible plutôt que de chercher à les valoriser dans le temps. C’est aussi une indication que l’Arabie Saoudite estime que l’avenir du pétrole est sombre à l’horizon de quelques décennies du fait de la transition énergétique. Le premier exportateur mondial de pétrole a donc choisi délibérément de changer la donne. Il préfère vendre beaucoup de pétrole à des prix bas plutôt que peu de pétrole à des prix élevés. Et peut parier aussi sur le fait que le pétrole bon marché ralentira la transition énergétique. Le Royaume est le troisième producteur (voir ci-dessous) mais détient 25% des réserves mondiales, 70% des capacités supplémentaires de production et est de loin le premier exportateur.
Une logique darwinienne
Pour réussir son pari, Ryad a notamment pour atout d’avoir le pétrole le moins coûteux à produire. Pour sortir un baril de terre, selon l’Energy information administration américaine, cela coûte en moyenne 8,98 dollars par baril à Aramco y compris la distribution, le transport et les taxes, 23.35 dollars pour les producteurs américains de pétrole de schiste et 19.21 dollars au russe Rosneft. Mais il s’agit tout de même d’un pari extrêmement risqué pour le demi-frère du Prince Abdulaziz, le Prince héritier Mohammed ben Salmane qui dirige de fait le Royaume. C’est lui qui a décidé de battre la Russie à son propre jeu.
Riyad demandait à Moscou de participer à une baisse supplémentaire de la production des 22 pays de l’Opep et de leurs alliés (qui représentent la moitié de la production mondiale) de 1,5 million de barils par jour. Mais la Russie ne voulait pas en entendre parler considérant d’une part que les perspectives du marché étaient trop incertaines, qu’il valait mieux attendre, et que le moment était venu de laisser les prix baisser pour mener la vie dure aux groupes américains dont la production de pétrole de schiste est très coûteuse (de l’ordre de 45 à 50 dollars le baril). La réponse saoudienne a été alors irrationnelle, un ultimatum. Soit vous acceptez une baisse de production, soit nous renonçons à tous les accords et inondons le marché. La Russie a cru à un bluff. Elle s’est trompée.
Aujourd’hui, le marché pétrolier est, comme l’écrit Bloomberg, engagé dans une logique darwinienne. Les plus forts survivront, les plus faibles disparaitront. L’Arabie Saoudite et la Russie comptent bien faire parti des premiers même si pour cela ils vont souffrir. Mais de nombreux autres sont dans une situation bien plus difficile, les producteurs américains de pétrole de schiste et des pays comme l’Iran, l’Irak, l’Algérie, le Nigeria, le Venezuela…
La Russie plus solide financièrement et économiquement
Riyad accuse la Russie d’avoir déclenché la guerre des prix. Mais le Royaume a clairement saisi l’opportunité et préparé sa stratégie de longue date. Pour preuve, la compagnie nationale saoudienne Aramco a depuis des années toujours fixé les prix de son pétrole avec une régularité de métronome le 5 de chaque mois. Soudain, elle ne l’a plus fait le 5 mars. Quand elle a donné ses tarifs quelques jours plus tard, c’était la plus forte baisse du baril depuis plus de trente ans. Et dans le même temps, elle a annoncé une augmentation de plus de 25% de sa production à plus de 12,3 millions de barils par jour à comparer à 9.7 millions en février. Aramco a par ailleurs l’intention de passer rapidement à 13 millions de barils quotidiens.
Pour le moment en Arabie Saoudite, les officiels affichent leur confiance dans la stratégie de guerre du pétrole et prennent des mesures pour réduire les dépenses publiques et soutenir les citoyens en difficulté. «Nous sommes très confortables avec un baril à 30 dollars», a déclaré Khalid Al-Dabbagh, le directeur financer d’Aramco devant des investisseurs. Il a ajouté qu’avec des cours du pétrole à ce niveau, la société peut verser un dividende annuel d’au moins 75 milliards de dollars pendant cinq ans. Selon l’Energy Intelligence Group, le ministère des Finances saoudien a tout de même demandé aux organismes gouvernementaux de soumettre des propositions pour réduire le budget de cette année de 20 à 30%. Le royaume prépare aussi des scénarios budgétaires avec un prix du baril de brut compris entre 12 et 20 dollars.
De l’autre côté, la Russie n’a pas les mêmes capacités d’augmenter sa production. Mais sa situation économique et financière semble bien plus solide. Le pays a augmenté de 60% ses réserves en devises depuis 2015 et elles représentent 577 milliards de dollars. Dans le même temps, les réserves saoudiennes de pétrodollars ont diminué de 28% à 502 milliards. Et la société russe est capable de faire face. Elle subi déjà depuis des années les sanctions financières américaines depuis l’annexion de la Crimée.
Autre comparaison à l’avantage de Moscou. Les exportations de pétrole et de gaz représentent 53% des exportations russes et 90% de celles de l’Arabie Saoudite. La Russie est aussi en train d’augmenter rapidement ses exportations de produits agro-alimentaires qui ont atteint 26 milliards de dollars en 2018. Avec 30 milliards de dollars d’importations de produits agricoles la même année, Moscou est presque à l’équilibre dans ce domaine. Ce n’est pas le cas de l’Arabie Saoudite qui importe 80% de la nourriture que sa population consomme.
Le Prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane, a multiplié depuis qu’il a pris de fait le pouvoir en 2015 les décisions politiques et militaires risquées et pas toujours heureuse. Il joue maintenant à quitte ou double l’avenir économique du Royaume.