<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Peut-on échapper à la malédiction de la rente pétrolière et gazière?

10 juillet 2023

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Puit de pétrole Wikimedia
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Peut-on échapper à la malédiction de la rente pétrolière et gazière?

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La bonne géologie produit souvent de la mauvaise politique. Les pays pauvres qui exploitent les ressources énergétiques de leur sous-sol connaissent un afflux soudain de richesses qu’ils sont incapables de gérer. Une véritable malédiction qui empêche tout développement économique durable et gangrène la société comme les gouvernements. Est-il possible d’échapper à ce funeste destin ? L’expérimentation assez originale que mène le Qatar depuis plusieurs années en développant son industrie gazière et les services peut apporter une réponse. Article publié dans le numéro 17 du magazine Transitions & Energies.

C’est a priori un paradoxe. L’histoire montre que les pays pauvres pourvus en ressources énergétiques ont souvent des destins économiques et politiques compliqués voire tragiques marqués par la corruption, la dictature, le sous-développement et la pauvreté. Les exemples sont légion du Venezuela à l’Algérie en passant par le Nigeria, la Russie, l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Irak, le Mexique, l’Angola… À l’inverse, d’autres pays peu dotés par la nature, à l’image du Japon ou de la Corée du Sud, ont connu des réussites économiques impressionnantes qualifiées de « miracles ». Évidemment, la réalité est plus nuancée et plus compliquée, mais il existe des constantes. L’économie de la rente crée mécaniquement un effet secondaire d’atrophie et de sous-développement. À tel point qu’une étude de 1995 du très prestigieux National Bureau of Economic Research américain montrait qu’entre 1971 et 1989, les économies qui exportaient de grandes quantités de matières premières avaient connu en moyenne une croissance plus faible que celles ne bénéficiant pas de ressources comparables.

La vente de ressources énergétiques provenant du sous-sol se traduit immanquablement par une abondance d’entrées de capitaux. La mécanique est alors toujours la même. Quand les revenus sont disproportionnés par rapport à la taille et la maturité d’une économie, cela alimente des bulles spéculatives, favorise le capitalisme de connivence et engendre des inégalités et une inefficacité économique et sociale grandissante. La diversification des exportations et le redéploiement des facteurs de production sont entravés et freinés. À quoi bon !

Afflux de capitaux et mauvaise gouvernance

L’afflux de richesse mène ainsi souvent directement à la mauvaise gouvernance. Comme l’écrit le professeur de science politiques de l’université de Californie Michael L. Ross, spécialiste de la malédiction de la rente pétrolière, « la bonne géologie est souvent synonyme de mauvaise politique ». Dans la plupart des économies, les gouvernements taxent les populations et les entreprises pour faire fonctionner l’État. Cela conduit les dirigeants politiques à avoir un intérêt direct à la prospérité du pays et des populations. Dans les économies dont le fonctionnement dépend avant tout de la rente assurée par la vente des ressources du sous-sol, ce lien n’existe plus. Les gouvernements fonctionnent grâce à la commercialisation des ressources naturelles, pas avec la prospérité des citoyens. Cela signifie que les dirigeants et les gouvernements peuvent prospérer indépendamment de l’économie du pays.

La rente pétrolière agit ainsi comme une sorte de feu vert à l’irresponsabilité budgétaire, au clientélisme et au report sans fin des réformes structurelles. Dans le même temps, les projets grandioses et inutiles ont tendance à proliférer. La diversification économique reste la plupart du temps un vœu pieux. Dans les pays du golfe Persique, les revenus du pétrole représentent entre 70 et 90 % des recettes budgétaires et des exportations, seuls Bahreïn et le Qatar sont parvenus à développer un secteur des services.

Le « syndrome hollandais »

Autre plaie, la capture fréquente de l’État par les intérêts pétroliers et gaziers, privés et étrangers ou publics et nationaux. Les compagnies pétrolières ou gazières nationales acquièrent de facto une grande autonomie par rapport au donneur d’ordre politique. Elles deviennent un État dans l’État. Les États-Unis ont eu au début du siècle dernier la force institutionnelle et politique pour mettre en place et appliquer une législation antitrust et casser ainsi en 1911 le monopole de la Standard Oil de John D. Rockefeller. Washington a scindé ce qui était alors la plus puissante compagnie pétrolière au monde en pas moins de 43 entités distinctes…

Les pays en développement ne sont évidemment pas les seuls affectés, même s’ils le sont souvent plus. Ce n’est pas pour rien si la malédiction de la rente pétrolière et gazière est aussi appelée « syndrome hollandais » en référence aux conséquences de la découverte et de l’exploitation de gaz naturel dans la région de Groningue dans les années 1970. Elle s’est traduite par un afflux de capitaux étrangers dans l’économie néerlandaise et une appréciation rapide de sa devise, le florin. Sa surévaluation a lourdement handicapé la compétitivité des entreprises du pays. Les exportations hollandaises sont devenues de plus en plus chères, à l’opposé des importations. L’industrie comme l’agriculture néerlandaises ont connu une succession de faillites et de pertes d’emplois.

Ce processus se retrouve même dans la stagnation et le déclin économique de l’Espagne au xvie siècle lors du siècle d’or. Grâce à la conquête du nouveau monde, le royaume d’Espagne a alors accumulé des richesses en métaux précieux (or et argent) à une vitesse inédite dans l’histoire et a sombré en quelques décennies dans l’inflation, la corruption et le surendettement.

Hausse du chômage des peu qualifiés

Le syndrome hollandais a détruit les secteurs agricole et industriel de nombreux pays en développement producteurs de pétrole, notamment l’Algérie, la Colombie, l’Équateur, le Nigeria (où la production de pétrole a sapé les industries préexistantes du cacao, d’huile de palme et de caoutchouc), Trinidad ou le Venezuela.

Les pertes d’emplois dans les secteurs traditionnels ne sont en fait jamais compensées par le nombre limité de nouveaux emplois dans l’énergie. L’exploitation des hydrocarbures est une activité intensive en capital, pas en travail. Elle emploie un nombre relativement faible de travailleurs hautement qualifiés. Les gouvernements font ainsi souvent face à une hausse du chômage et utilisent alors les recettes pétrolières et gazières pour élargir le secteur public, multipliant des emplois improductifs et freinant la croissance économique.

Bien que les pays en développement soient les plus durement touchés, même de grandes économies diversifiées comme le Canada et l’Australie ont connu des problèmes de type syndrome hollandais dans leurs régions productrices de pétrole ou de matières premières. C’est notamment le cas de la province canadienne de l’Alberta, riche en pétrole.

Les aspects purement économiques du syndrome hollandais débordent en général rapidement dans le domaine politique. Une dépendance excessive à l’égard de ressources limitées dont les prix sont volatils peut entraîner d’importantes fluctuations du revenu national. Les pays qui deviennent fortement tributaires des recettes pétrolières ou gazières courent un risque accru d’instabilité politique et sociale. La Russie, l’Irak, l’Angola, le Venezuela ont subi un choc macroéconomique lorsque les prix du pétrole ont chuté à la fin de 2014 et en 2020. Les budgets ont été réduits avec des réductions correspondantes des dépenses sociales. L’incapacité du Venezuela à réagir à la chute des cours du baril il y a neuf ans a entraîné des troubles civils généralisés.

Investir et promouvoir le développement des services et de l’industrie

Pour échapper au syndrome hollandais, la seule approche possible consiste à utiliser les recettes pétrolières pour investir et promouvoir le développement dans les secteurs non liés aux ressources du sous-sol, à investir à long terme par le biais de fonds souverains et à adopter des méthodes de gouvernement qui limitent le niveau de corruption.

C’est clairement ce que cherche à faire le Qatar où se déroule depuis plusieurs années une expérimentation assez originale : la combinaison d’une monarchie traditionnelle, une très importante main-d’œuvre étrangère, une gestion assez rigoureuse de ressources financières abondantes et une réelle liberté économique donnée à une élite d’affaires issue des plus grandes universités occidentales.

Le pays investit massivement dans la composante industrielle du gaz, liquéfaction et également production sur place de produits à plus forte valeur ajoutée comme l’ammoniac mais aussi dans les services, l’information avec Al Jazeera, les transports avec Qatar Airways et l’organisation d’événements sportifs.

Il accueille également des universités mondiales de premier ordre, des instituts de recherche de pointe, un secteur financier florissant et tente de développer le tourisme en s’appuyant notamment sur l’aéroport de Doha devenu une plaque tournante du transport aérien mondial. Les entrepreneurs qataris semblent aujourd’hui naviguer assez facilement dans un environnement particulier entre modernité et tradition. Mais rien ne garantit le succès.

Le Qatar est confronté à de nombreux défis. Géographiquement coincé entre l’Iran et l’Arabie saoudite, il vit dans l’une des régions du monde les plus dangereuses et difficiles. Construit par une classe ouvrière étrangère largement supérieure en nombre à celle de ses citoyens, son identité est définie par les privilèges de ces derniers.

Jusqu’à présent, le système politique fermé du Qatar a maintenu une solide stabilité et assuré la prospérité de ses citoyens, tout en améliorant progressivement les conditions de vie de son importante main-d’œuvre étrangère, même s’il y a encore des progrès à faire. L’hostilité des pays voisins, Arabie saoudite et Émirats, a fortement contribué à unir et souder la population. Mais le véritable test aura lieu dans plusieurs décennies, à mesure que le monde sera capable de se passer progressivement du gaz naturel. Cela prendra du temps, car le gaz sera sans doute la dernière des énergies fossiles à subsister. Mais le défi ultime pour une économie prospère fondée sur les ressources naturelles consiste à préserver la prospérité une fois les ressources disparues.

Eric Leser

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