Même si sa fabrication demande beaucoup d’électricité décarbonée et s’il est difficile à stocker et transporter, l’avenir de l’hydrogène vert est radieux. Et cela pour deux raisons essentielles, il est le seul carburant qui directement ou transformé (e-fuels, ammoniac…) puisse remplacer les carburants fossiles dans de nombreux domaines (industrie, transports lourds) et des dizaines de pays ont et vont consacrer des centaines de milliards de dollars et d’euros d’investissements au développement de cette filière.
Mais si l’hydrogène vert va transformer le paysage énergétique mondial au cours des prochaines décennies, ce vecteur d’énergie -ce n’est pas une source d’énergie mais un moyen de l’utiliser et de la distribuer comme l’électricité et il faut le fabriquer- ne va pas recréer un monde à l’image de celui du pétrole. Tout simplement, car il peut être fabriqué presque n’importe où, de sorte que le commerce mondial de l’hydrogène vert ne sera jamais à l’image de l’industrie pétrolière.
L’histoire ne va pas se répéter
Bien sûr, nous avons nos références et nos points de comparaison historiques et économiques. Quelque 400 millions de tonnes d’hydrogène seront transportées par an sur de longues distances d’ici 2050, selon le Conseil de l’hydrogène. Cet hydrogène sera d’ailleurs sans doute transformé en ammoniac ou en carburants synthétiques car pour le transporter liquéfié, il faut le refroidir à -253 degrés Celsius ce qui n’est pas une mince affaire et consomme une quantité considérable d’énergie. En outre, sa densité volumétrique reste très nettement inférieure à celle du gaz naturel liquéfié (deux fois et demi plus faible). Cela signifie qu’à taille équivalente un navire transportant de l’hydrogène liquide transportera deux fois et demi moins d’énergie qu’un méthanier. C’est beaucoup plus facile et efficace avec de l’ammoniac ou des carburants synthétiques que ce soit du méthane, de l’éthanol, du kérosène…
En tout cas, les pays riches en énergies renouvelables bon marché, tels que l’Australie, le Brésil et le Chili, espèrent devenir des plaques tournantes de l’hydrogène, tout aussi essentielles à l’économie mondiale que l’est le golfe Persique à l’ère actuelle des hydrocarbures. Même l’Arabie saoudite veut investir 8,5 milliards de dollars dans une usine de production d’hydrogène vert au milieu du désert.
Mais cela ne signifie pas que l’histoire va se répéter. L’hydrogène ne sera pas extrait du sous-sol de certaines régions du monde. Pour s’en convaincre, il suffit juste de se pencher sur la façon dont l’hydrogène vert sera fabriqué, transporté et utilisé.
Pas de pénurie d’électricité bas carbone et d’eau pour les grandes puissances
Depuis l’aube de l’histoire, le coût du transport constitue une lourde contrainte pour le commerce. Seuls les biens de grande valeur valent la peine d’être transportés sur longues distances. La Chine et la Rome antiques échangeaient de la soie et de la verrerie, mais pas de blé ni de riz. La situation n’est pas tellement différente aujourd’hui. Le transport à travers les océans d’un matériau qui ne se retrouve pas dans un container comme le pétrole, le blé ou le charbon coûte entre 10 et 50 dollars la tonne. Cela explique pourquoi des matériaux essentiels comme le ciment et le soufre – abondants et relativement bon marché – sont avant tout consommés à proximité de leur lieu de production. Il n’y a aucun intérêt économique à les transporter sur un navire. Rappelons au passage que le ciment est de loin le matériau le plus utilisé sur terre en-dehors de l’eau et qu’il s’en produit la quantité faramineuse de 4,7 milliards de tonnes par an… En fait, à l’exception du minerai de fer et du pétrole, l’ampleur des échanges transfrontaliers de minéraux est étroitement liée à leur valeur à la tonne. L’exception du minerai de fer et du pétrole brut de haute qualité s’explique car ils sont relativement rares à l’échelle mondiale, de sorte que les consommateurs n’ont d’autre choix que de les transporter depuis des régions éloignées. L’innovation technologique ne fera jamais du Japon un grand producteur de pétrole, ni de la Corée du Sud un pays riche en minerai de fer. La géologie n’est pas dépassable.
Mais l’hydrogène vert est d’une toute autre nature. Aucune grande économie ne sera confrontée à une pénurie de ce qui permet sa fabrication: à savoir l’eau et l’électricité bas carbone. Les prix de l’électricité décarboné varient certes d’un pays à l’autre, mais pas suffisamment pour surmonter le coût considérable du transport du fait de sa faible densitré volumétrique et du coût de sa liquéfaction à -253 degrés. Pour résoudre en partie ce problème il faut faire passer l’hydrogène par un réacteur pour le convertir en un matériau plus facilement transportable, les principaux candidats étant l’ammoniac, le méthanol et le toluène utilisé dans les diluants pour peinture. Mais la quantité d’énergie utilisée pour alimenter ses réactions fait évidemment s’envoler les coûts.
Pas de nouvelles flottes de tankers et de camions citernes
Il est possible de réduire quelque peu ces coûts en brûlant l’ammoniac directement comme combustible plutôt qu’en essayant de le reconvertir en hydrogène, mais les défis à relever ont contrarié les ingénieurs depuis la Seconde Guerre mondiale. La combustion de l’ammoniac est également une puissante source de particules NOx, l’un des principaux polluants atmosphériques.
L’hydrogène vert a de grandes chances de changer le paysage mondial de l’énergie. Selon BloombergNEF, son prix sera inférieur d’ici la fin de la décennie à 10 dollars par million d’unités thermiques britanniques (british thermal unit) dans de nombreuses régions du monde. Il sera alors compétitif avec le gaz naturel. Cela devrait lui permettre de remplacer les combustibles fossiles dans un large éventail d’applications nécessitant de la chaleur à haute température, un stockage d’énergie à grande échelle ou des molécules pour les composés chimiques. Mais il ne va pas générer des flottes de tankers et de camions-citernes qui sillonneront le monde. Comme le soufre et l’ammoniac, il sera utilisé près de l’endroit où il a été produit. De nombreux pays peuvent aspirer à devenir l’Arabie saoudite de l’ère de l’hydrogène vert. Ils n’ont aucune chance d’y arriver. La physique est une réalité indépassable.