La crainte grandissante d’une invasion de l’Ukraine par l’armée russe a fait s’envoler les prix du baril au cours des dernières semaines et des derniers jours. Le baril approche inexorablement des 100 dollars et s’échangeait lundi 14 février autour de 96 dollars, aussi bien pour les qualités Brent en Europe et WTI aux Etats-Unis, à son plus haut niveau depuis 2014. Au-delà des circonstances particulières qui poussent aujourd’hui les cours du pétrole à la hausse, il y a également des raisons structurelles pour que l’énergie encore de loin la plus consommée au monde (31% en 2019) ne cesse de se renchérir dans les prochaines années. La consommation de pétrole devrait augmenter de 3,2 millions de barils par jour cette année pour atteindre 100,6 millions de barils et elle a été grandement sous-évaluée depuis de nombreuses années.
L’Agence internationale de l’énergie (AIE) vient de réviser à la hausse il y a quelques jours les statistiques de la demande mondiale de pétrole… depuis 2007. C’est d’autant plus problématique que les chiffres de l’AIE sont utilisés en permanence par les gouvernements comme les compagnies pétrolières et les experts. Cela signifie que toutes les projections sur les équilibres entre offre et demande de pétrole sont fausses depuis 15 ans… Car l’erreur est loin d’être anodine. La demande supplémentaire que l’AIE a fini par identifier est supérieure à 800.000 barils par jour au cours des trois dernières années (voir le graphique ci-dessous). Elle représente en tout 2,9 milliards de barils depuis 2007. C’est l’équivalent de 5 fois les réserves stratégiques américaines ou la consommation additionnée sur une année de la France, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne et le Mexique.
Nombre de barils consommés en plus par jour depuis 2007 en centaines de milliers. En bleu la consommation supplémentaire saoudienne et en noire celle de la Chine.
Une sous estimation massive des besoins de l’industrie pétrochimique
L’erreur provient avant tout de la consommation de pétrole par les industries pétrochimiques chinoise et saoudienne. La pétrochimie est le secteur dont la consommation de pétrole devra encore le plus augmenter dans les prochaines années et qui n’a d’ailleurs pas baissé, contrairement aux transports, pendant la période la plus aigûe de la pandémie en 2020.
La révision des chiffres de l’AIE signifie plusieurs choses pour le marché pétrolier. D’abord, les 660 millions de barils en surplus dans les réserves mondiales que l’Agence avait calculé il y a encore un mois n’existent plus. Du coup, les réserves mondiales stratégiques sont inférieures au début de l’année 2022 à ce qu’elles étaient à la fin 2019 avant la pandémie. Il en va de même des stocks commerciaux qui sont tombés à 60 millions de barils en décembre dernier.
Le marché pétrolier est en fait beaucoup plus tendu que les experts le pensaient. Pour preuve, la décision du président américain Joe Biden prise à la fin de l’année dernière de mettre sur le marché une partie des réserves pétrolières américaines pour faire baisser les cours a eu un impact très limité.
Le cartel Opep+ semble incapable de produire plus
Une éventuelle stabilisation et baisse des cours, indépendamment de la situation ukrainienne, dépend de la capacité à produire plus. Elle existe seulement aux Etats-Unis avec l’accélération de l’exploitation du pétrole de schiste et en Iran, si à la suite d’un accord sur son programme nucléaire, la République islamique peut à nouveau exporter sans entrave ses barils. Car il ne faut pas attendre beaucoup de l’Opep et de ses alliés associés dans l’Opep+.
Selon les calculs des experts de BloombergNEF, 15 des 19 pays du cartel qui ont des objectifs de production ont été incapables de les respecter en janvier. Et la production des 13 membres de l’Opep a seulement augmenté de 65.000 barils par jour le mois dernier, un quart de l’augmentation annoncée.
Selon l’administration américaine, la production de pétrole de schiste devrait augmenter aux Etats-Unis de 200.000 barils par jour dans la deuxième partie de l’année et en 2023. Un accord sur le nucléaire iranien débloquerait environ 1,3 million de barils par jour. Cela permettra peut-être dans les prochains mois de stabiliser les cours. Mais l’équilibre entre demande et offre est durablement menacé.
Baisse des investissements dans la recherche et la production
Car la production de pétrole commence à être affectée par la baisse des investissements dans l’exploration depuis plusieurs années du fait de la faiblesse relative des cours, de la pandémie et surtout des pressions croissantes sur les investisseurs pour se détourner des énergies fossiles. Le ministre du pétrole saoudien, Abdulaziz ben Salman, a mis en garde il y a quelques semaines contre un risque majeur de crise énergétique dans les prochaines années du fait de l’effondrement des investissements pétroliers. Il estime que la production mondiale pourrait baisser de 30 millions de barils par jour (environ 30%) d’ici 2030.
Selon l’agence Bloomberg, les investissements dans le pétrole et le gaz ont plongé de 30% en 2020 à 309 milliards de dollars et ont seulement remonté un peu l’an dernier. Il faudrait qu’ils reviennent quasiment à leurs niveaux d’avant la pandémie, de 525 milliards de dollars par an, pendant le restant de la décennie pour pouvoir répondre à la demande estiment le think tank the International Energy Forum et le consultant IHS Markit. Les grandes compagnies pétrolières occidentales, à l’image de Royal Dutch Shell, BP ou TotalEnergies, réduisent leurs investissements dans le pétrole et se tournent en priorité vers les gaz et les renouvelables.
Mais les militants écologistes ne doivent pas se réjouir trop vite. Car si l’envolée des prix du pétrole se poursuit, les dirigeants de la plupart des pays auront avant tout pour priorité de limiter les conséquences sociales et politiques d’un tel choc et pas de se donner les moyens de réussir la transition énergétique. Le magazine The Economist en est convaincu. Il décrit la flambée mondiale des prix du gaz des derniers mois comme «le premier grand choc énergétique de l’ère verte» lié à des investissements mal calibrés dans les énergies renouvelables comme dans les combustibles fossiles. Cela pourrait conduire à «une révolte populaire contre les politiques climatiques.» L’augmentation des prix des carburants est, par exemple, une des raisons mises en avant à la mobilisation des «convois de la liberté».