« Limites à la croissance » est le titre original du fameux rapport du Club de Rome. Dans les années 1970, celui-ci préconisait de mettre en œuvre des politiques de croissance zéro, voire de décroissance. En étudiant notamment l’évolution de la population mondiale, la production industrielle, les niveaux de pollution et la disponibilité en ressources naturelles, les auteurs estimaient que l’humanité allait essuyer des catastrophes à moyen terme et qu’il fallait donc mener, à l’échelle planétaire, des politiques pour limiter la croissance économique.
Longtemps, les États occidentaux ont voulu déjouer les pronostics du Club de Rome et échapper à l’alternative « croître ou protéger l’environnement ». Ils y sont parvenus dans certains domaines : ils ont ainsi pu « découpler » croissance économique et dégradation de la qualité de l’air ou des eaux de surface. Mais il a été très difficile de réussir dans un autre domaine : celui de la production de gaz à effet de serre devenu au fil du temps l’enjeu emblématique de l’ambition écologique. Celle-ci étant maintenant devenue l’horizon indépassable des politiques publiques, la décroissance tend à revenir en odeur de sainteté.
Personne dans le monde ne veut de la décroissance européenne
Dans ce nouveau contexte, on s’étonne que personne n’évoque non les « limites à la croissance », mais bien les « limites à la décroissance ». Il serait essentiel d’écrire un nouveau rapport sur ce sujet passionnant. Ce dernier révèlerait que le temps présent est bien peu favorable aux projets de décroissance, que ceux-ci concernent le PIB, la consommation de biens, de ressources naturelles ou d’énergie fossile.
Décroître nécessite en effet la sobriété et il y a deux manières de la mettre en œuvre. La première est d’y être contraint : par exemple, les matières premières se raréfient et les ressources énergétiques deviennent hors de prix. La décroissance est alors imposée par la nécessité. La seconde est celle que les États européens semblent vouloir adopter : la sobriété volontaire. Les circonstances sont toujours favorables et vous vivez une situation de relative abondance. Mais, pour une raison quelconque (ici la peur d’une catastrophe future), vous décidez de vivre dans la simplicité. C’est l’histoire de l’homme voulant se faire ermite : insatisfait de sa vie de consommateur, il décide de rejoindre un monastère. Accédant à la vie spirituelle, il s’éloigne d’une vie trop exclusivement « matérielle ». Mais, comme on le comprend, il s’agit d’une démarche isolée et le désir de simplicité de l’individu n’emporte pas avec lui « le reste du monde ».
Marché de dupes
Pour préserver la planète ou les ressources, les États européens veulent rejoindre un ermitage. Pourtant, il n’y a aucune raison que les autres pays les suivent dans cette démarche d’autolimitation. Quelles que soient les spéculations sur l’avenir, les biens et les ressources seront utilisés avec une intensité proportionnelle à leur disponibilité. Lorsque le monastère gagne un nouvel adepte, les bistrots, les casinos et les maisons closes continuent de tourner à plein régime… La sobriété, si elle n’est pas imposée par les circonstances, ne peut avoir d’incidence à l’échelle globale. L’exploitation des ressources fossiles continuera d’aller bon train et les « économies » réalisées par les ermites de tous poils profiteront aux plus malins : aux États désireux de se développer, aux multinationales heureuses de pouvoir commercer et à l’hyper-classe mondialisée trop contente de poursuivre son mode de vie dispendieux.
Voilà une limite majeure à la décroissance, une nouvelle déclinaison du fameux « effet rebond », bien connu en économie de l’environnement. Les économies réalisées d’un côté sont réinvesties immédiatement de l’autre. Ce satané effet rebond a réduit à néant un nombre considérable de politiques environnementales. Une étude anglaise a ainsi récemment démontré l’échec complet des programmes d’isolation thermique des bâtiments : dans les logements ayant bénéficié des programmes de rénovation énergétique, les habitants, avec l’argent économisé, ont naturellement décidé d’augmenter la température pour gagner en confort… Résultat : aucun effet sur la consommation d’énergie !
Survivre grâce à la générosité des autres
D’aucuns diront que les États européens, grâce aux actions menées dans le cadre de la simplicité volontaire, seront mieux préparés pour résister aux circonstances défavorables qui ne manqueront pas de se présenter bientôt. Mais, lorsque l’écureuil se prépare à l’hiver, il consomme non seulement son indispensable ration quotidienne, mais encore, en les dissimulant ici ou là, toutes les denrées disponibles qui lui serviront demain. Il faut avoir l’intelligence de profiter des largesses du présent pour mieux résister aux affres de l’avenir…
On pourra, malgré l’échec annoncé, choisir le dénuement, mettre en œuvre la simplicité volontaire, planifier la décroissance de la consommation des ressources fossiles, des matières premières et pourquoi pas, tout simplement, s’engager dans la voie de la décroissance du PIB. Pour assurer un minimum de bien-être aux ermites que nous serons devenus, il faudra alors prier pour que persiste la tradition de l’aumône. Car, depuis la nuit des temps, l’ermite survit grâce à la générosité du voisinage qui l’aide à se nourrir et se vêtir. L’aumône a toujours fait partie de son « modèle économique ». Alors, espérons que nos gentils voisins les écureuils fassent perdurer la tradition car, de toute évidence, il nous faudra pouvoir compter sur eux.