<i class='fa fa-lock' aria-hidden='true'></i> Le nerf de la transition

30 janvier 2025

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Le nerf de la transition

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Financer la migration des économies vers des sources d’énergie bas-carbone devient de plus en plus problématique au fil du temps. Pour au moins quatre raisons : les besoins sont considérables (jusqu’à 4 % du PIB mondial par an), le rejet politique et social du coût de la transition grandit, les marchés financiers sont sceptiques et l’équilibre économique général est fragilisé. Par Gilles Pouzin. Article publié dans le numéro 23 du magazine Transitions & Energies.

Neuf ans après l’Accord de Paris, la transition énergétique patine, affaiblie par le renchérissement de son principal carburant : l’argent. Depuis que les dirigeants de la planète se sont engagés à lutter contre son réchauffement, l’argent est le nerf de la transition énergétique. Aujourd’hui ratifié par 195 pays sur 198 (incluant le retour des États-Unis entre les deux présidences Trump), l’Accord de Paris requiert, dès son article 2.1, que les pays signataires orientent « des flux financiers compatibles avec une trajectoire vers de faibles émissions de gaz à effet de serre et un développement résilient au climat ».

Car la transition coûte cher, très cher. Pour continuer à tourner sans rupture, tout en basculant progressivement son alimentation en énergie fossile, et autres activités générant trop de gaz à effet de serre, vers des énergies et industries décarbonées, l’économie doit consacrer une part croissante de ses ressources à sa transition énergétique. Le cumul d’investissements dans les énergies renouvelables dépassait déjà 2 000 milliards de dollars sur la décennie précédant l’Accord de Paris (2006 à 2015 inclus), selon les calculs de l’agence d’information Bloomberg New Energy Finance (NEF).

La pompe à finance verte s’est emballée depuis, franchissant les 1 000 milliards de dollars par an avec les green deals (pactes verts) européen et américain, pour atteindre 1 190 milliards en 2021, 1,5 trillion de dollars en 2022, et 1,77 trillion l’an dernier, toujours selon Bloomberg NEF. Des chiffres à donner le tournis.

Pour avoir un ordre de grandeur, le coût total de la transition est estimé autour de 2,5 % du PIB chaque année, avait estimé l’institut France Stratégie, dans une analyse des enjeux macro-économiques de l’action climatique. Mais la note pourrait monter à 4,2 % du PIB mondial d’ici 2050, selon Patrick Artus, alors chef économiste de la banque Natixis.

Or, mobiliser ces points de PIB et les milliards correspondants pour financer la transition devient de plus en plus difficile, voire problématique, pour au moins trois raisons : 1/ le rejet politique et social du coût de la transition ; 2/ des marchés financiers moins conciliants ; 3/ un équilibre économique fragilisé.

1/ le rejet politique et social du coût de la transition

Sauver la planète de l’asphyxie serait un luxe de bobos écolos, ou une lubie de gauchistes radicaux, si l’on suit les Gilets jaunes et les électeurs de Donald Trump. Comme il l’avait fait après sa première élection en 2016, Donald Trump a d’ailleurs promis de quitter à nouveau l’Accord de Paris dès sa reprise du pouvoir, en janvier 2025. Pour le président élu, le réchauffement climatique n’est qu’un ragot, inventé par les woke ennemis de l’Amérique laborieuse, pour détruire leurs emplois en fermant les mines de charbon et les puits de pétrole qui font sa force.

Si 72 % des Américains, et 62 % des républicains, admettent l’existence du changement climatique, à peine la moitié des citoyens des États-Unis (54 %), et seulement un tiers des républicains (34 %), croient que ce changement climatique est lié à la pollution humaine, selon un sondage réalisé l’été dernier par Associated Press-NORC Center for Public Affairs Research.

Résultat, les républicains ont fait de la lutte contre la transition énergétique un argument politique, électoralement très rentable, qui complique et hypothèque sérieusement son financement par l’investissement socialement responsable (ISR). Dès juin 2022, l’État de Virginie occidentale (WV), deuxième producteur de charbon des États-Unis après le Wyoming, avait exclu de ses appels d’offres cinq institutions financières jugées hostiles aux énergies fossiles : BlackRock, JP Morgan, Goldman Sachs, Morgan Stanley et Wells Fargo, grâce à l’adoption d’une loi anti-ISR « pour s’opposer à la discrimination injuste dont sont victimes nos industries du charbon, du pétrole et du gaz naturel de la part du secteur financier dans le cadre du mouvement d’investissement dit “environnemental, social et de gouvernance” ou “ESG” », selon le trésorier républicain de cet État. Dans la foulée, le Texas et la Floride avaient interdit aux gestionnaires d’argent public de confier de l’argent à des fonds ou sociétés investissant avec des critères ESG.

Depuis, la machine anti-ESG républicaine s’est emballée, avec 130 projets de législations anti-ESG déposés en 2023 et 29 adoptés, puis encore 61 projets déposés et 7 adoptés au premier semestre 2024 (à mi-juin), selon le cabinet d’avocats Ropes & Gray.

Jusqu’ici, toutes les lois des États anti-ESG n’aboutissaient pas, certaines étant contestées en justice au niveau fédéral. Mais l’agenda Trump 2025 est clair sur ce sujet : « drill baby drill » (lire page 33) !

Pour doper l’extraction d’énergie fossile en la libérant des entraves, qu’elles soient réglementaires ou liées aux préférences anti-pétrole de l’ESG, Donald Trump a décidé de nommer le pdg climatosceptique d’un leader de la fracturation hydraulique, Chris Wright, comme secrétaire d’État à l’énergie ; un avocat chargé d’assouplir ou de défaire les réglementations trop contraignantes à la tête de l’Agence de protection de l’environnement (EPA), Lee Zeldin ; et une de ses avocates personnelles, ex-lobbyiste pour le compte du Qatar, du Koweit ou de General Motors, au ministère de la Justice, Pam Bondi.

Vu son poids économique, la régression anti-ESG de l’Amérique attire les regards. Mais près de chez nous, le vent politique semble aussi moins favorable au soutien financier de la transition énergétique, comme l’illustre l’affaiblissement de ses supporters aux dernières élections européennes.

Si 43 % des Français estiment encore que l’environnement est prioritaire face à la croissance économique en 2024, c’est sept points de moins qu’il y a cinq ans ; tandis que 36 % privilégient la croissance plutôt que l’environnement, en hausse de dix points depuis 2019, quand l’environnement était la priorité numéro un des Européens, selon un récent sondage Ipsos pour EDF. En outre, un tiers des Français sont climatosceptiques, dont 10 % niant le changement climatique et 23 % niant son origine humaine.

Au Parlement européen, les Verts s’inquiètent que la droite centriste du Parti populaire européen (PPE) s’allie davantage avec le groupe des Patriotes, mené par Marine Le Pen et le Hongrois Viktor Orban, fermement opposés au Pacte vert qu’ils veulent démanteler.

Sans parler de l’improbable COP 29 à Bakou, boudée par beaucoup, sous la houlette d’un président d’Azerbaïdjan louant le « pétrole don de Dieu » ; la transition énergétique fait décidément de moins en moins recette.

2/ Des marchés financiers moins conciliants 

Outre le coup de pouce politique de réglementations luttant contre le réchauffement climatique, la transition énergétique a bénéficié, ces dernières années, d’un formidable soutien d’argent public. Côté européen, le Pacte vert lancé en 2021 prévoit d’injecter 1 000 milliards d’euros d’ici 2050 pour aider la décarbonation de son économie à tous les niveaux, des infrastructures énergétiques aux industries polluantes, en passant par les transports. Ce Pacte vert inclut notamment 503 milliards d’euros du budget de l’UE, dédiés au climat et à l’environnement entre 2021 et 2030.

Les États-Unis ont aussi lancé de généreux plans de subventions pour la transition énergétique. Sur les 900 milliards prévus par l’Inflation Reduction Act (IRA) signé par Joe Biden en 2022, 369 milliards sont consacrés à la décarbonation ; reprenant de nombreux aspects du Green New Deal, adopté en 2019 par la majorité démocrate à la Chambre des représentants, mais bloqué au Sénat républicain.

Reste à voir si le Pacte vert résistera longtemps au démantèlement brandi par l’extrême droite, dont l’influence avance au Parlement européen. De même, Donald Trump a promis en septembre d’annuler tous les crédits non déjà dépensés de l’IRA s’il était élu. Il pourrait néanmoins renoncer à mettre cette annonce à exécution vu la dépendance de nombreux États républicains aux subventions et investissements de cet IRA.

Les incertitudes quant à la continuité du soutien public à la transition énergétique, tant politique que financier, obscurcissent néanmoins les perspectives d’investissements dans ce domaine, au moment même où les marchés leur sont aussi moins favorables.

En effet, qu’il s’agisse d’incitations fiscales ou d’un soutien financier direct, l’argent public n’est généralement engagé qu’en complément d’investissements sur fonds privés. Qu’il s’agisse d’investissements d’ampleur, financés par de grandes entreprises pour décarboner leur activité, de start-up soutenues par des fonds de private equity ou de partenariats publics-privés et autres joint-ventures entre collectivités territoriales et opérateurs de concessions, toutes les initiatives de décarbonation sollicitant un soutien public reposent également sur des financements privés.

Or, les marchés financiers sont aujourd’hui bien moins conciliants pour le financement de tels projets à long terme, pour deux raisons. D’abord la hausse des taux d’intérêt renchérit fortement le coût de financement des investissements dans la décarbonation. Jusqu’en 2022, les conditions de crédit étaient très favorables grâce à la politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE), dont le principal taux de refinancement a oscillé entre 0,5 et 0 % pendant plus de neuf ans entre le printemps 2013 et l’été 2022. Dans son sillage, le taux de référence interbancaire à trois mois (Euribor) était même passé en négatif du printemps 2013 à l’été 2022 tandis que le taux à dix ans des Obligations assimilables du Trésor (OAT) français avait eux aussi plongé en dessous de zéro de l’été 2019 à fin 2021. Bien sûr, il fallait ajouter à ces taux de référence une marge plus ou moins élevée selon l’horizon de remboursement, la solvabilité de l’emprunteur et les risques du projet.

Aujourd’hui, fini l’argent gratuit ! Pour endiguer le rebond de l’inflation, la BCE a remonté son principal taux de refinancement jusqu’à 4,5 % à l’automne 2023. Même si elle a commencé à le réduire à nouveau l’été dernier, jusqu’à 3,4 % depuis octobre 2024, les conditions de crédit se sont nettement renchéries pour tous les emprunteurs, en particulier pour financer des projets de transition énergétique à long terme. Le taux de référence Euribor à trois mois est encore à 3 % après avoir approché 4 % durant l’automne 2023, tandis que le taux de référence des OAT à dix ans oscille autour de 3 % depuis fin 2022. En ajoutant la marge reflétant les aléas des investissements dans la transition énergétique, le coût de leur financement à crédit a facilement doublé depuis deux ans.

Ensuite, l’impact de la hausse des taux ne se limite pas à renchérir le financement de la transition, il a aussi un effet d’éviction. Tandis que les taux négatifs de la BCE poussaient les investisseurs institutionnels, caisses de retraite ou compagnies d’assurance à diversifier leurs placements dans l’immobilier ou les projets d’infrastructure, la tendance s’est inversée. Baissé à zéro à l’été 2012, le taux des dépôts à la BCE était passé en négatif de l’été 2014 à l’été 2022. Les fonds de trésorerie, dits sans risque, perdaient alors environ 0,5 % par an. Mais en 2023, le taux des dépôts à la BCE est vite remonté, jusqu’à 4 % en septembre, avant de rebaisser un peu depuis l’été 2024, à 3,25 % depuis fin octobre. Résultat, les investisseurs hésitent davantage avant de bloquer leur argent à long terme dans des projets risqués d’énergies renouvelables ou d’usines de batteries, par rapport au rendement des placements liquides et sans risque, redevenu confortable. Si la plupart des investisseurs institutionnels avaient commencé à allouer une partie de leurs réserves à des fonds d’infrastructure ou de private equity, notamment orientés sur la décarbonation, beaucoup ont décidé de mettre cette diversification en pause cette année, d’autant que les conditions économiques rendent ces projets plus risqués.

3/ Un équilibre économique fragilisé

Pour convaincre les investisseurs de financer des infrastructures d’énergies renouvelables, leurs promoteurs doivent aujourd’hui absolument en démontrer la rentabilité sur le long terme. L’exercice consiste à prévoir au mieux les coûts de construction, mise en service et maintenance de telles infrastructures, incluant le coût de leur financement, au regard de la quantité d’énergie qui sera produite et vendue, parfois dans le cadre de contrats de fourniture d’électricité à terme aux prix fixés d’avance, pour améliorer la visibilité et la viabilité économique de tels projets.

Or, depuis 2022, bien des projets ont vu leurs coûts déraper par rapport à leurs anticipations. Entre l’inflation des matières premières, les goulets d’étranglement chez les fabricants et installateurs d’équipements, débordés par une demande exponentielle, la main d’œuvre, et la hausse des coûts de financement, que ce soit pour obtenir de nouveaux crédits ou pour ceux négociés à taux variable dont les intérêts s’envolent, l’équilibre économique de nombreux projets est compromis.

D’autant plus que l’équilibre économique des projets est fragile, car les taux réclamés par les banques et investisseurs pour leur prêter de l’argent sont élevés, ce qui hypothèque encore plus leurs perspectives de rentabilité. Ainsi, de nombreux projets sont retardés, reportés, voire annulés. Après un premier report annoncé en juin 2023, à cause du dérapage des coûts, le ministre danois de l’Énergie, Lars Aagaard, a reporté à nouveau, en août 2024, le projet éolien de North Sea Energy Island Hub, expliquant qu’il n’était plus viable économiquement.

D’autres projets ont vu le jour avant de capoter. Le taux de défaut de paiement des projets d’infrastructures a ainsi triplé en 2023 par rapport à 2022, selon l’agence de notation financière Standard & Poor’s. Il est passé de 0,2 à 0,6 % de défauts en moyenne pour les projets ayant une notation de solvabilité solide, mais a bondi de 0,8 à 2,5 % de défaillances pour les projets ayant une note de solvabilité spéculative (inférieure à BBB). Et sur neuf défauts majeurs observés par S&P dans des projets d’infrastructure en 2023, sept étaient liés à l’énergie.

Dans ce contexte, les acteurs de la transition énergétique ont du mal à attirer les investisseurs, comme en témoigne la déprime boursière du secteur. Depuis leur record début 2021, le cours des leaders des énergies nouvelles et des énergies propres ont perdu en moyenne entre la moitié et les deux tiers de leur valeur. Et peu de spéculateurs misent sur leur rebond. En moyenne, les gérants des 500 plus gros hedge funds américains parient même plutôt sur une poursuite de leurs ennuis (lire page 47).

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