L’éternel problème avec la transition énergétique est à la fois la recherche permanente de la solution miracle, qui évidemment n’existe pas, et la méconnaissance des réalités de la production industrielle ou agricole et de l’échelle des transformations à mener. L’hydrogène n’a pas échappé à ses travers. La construction de toutes pièces en quelques années et à l’échelle planétaire d’une économie de l’hydrogène se heurte maintenant aux réalités économiques, financières et technologiques. Tout cela était malheureusement prévisible.
Des déserts d’Australie et de Namibie aux détroits de Patagonie en passant par la Ruhr et l’Andalousie, les entreprises et les gouvernements du monde entier prévoient de construire près de 1.600 usines pour produire de l’hydrogène décarboné. Mais bon nombre de ses projets ne sont tout simplement pas économiquement viables et impossibles à financer.
Des projets trop peu rentables ou réalistes
L’hydrogène est un vecteur d’énergie, comme l’électricité. Ce n’est pas une source d’énergie, il faut le fabriquer. Mais il s’agit d’une brique indispensable à la transition énergétique notamment sous une forme bas carbone, hydrogène vert produit par électrolyse avec de l’électricité décarboné ou hydrogène bleu, fabriqué avec du gaz mais avec capture du carbone émis lors de sa production. L’hydrogène reste aujourd’hui le seul moyen de décarboner certaines activités essentielles dans l’industrie lourde (sidérurgie, chimie, cimenteries…) et les transports sur longue distance, notamment aérien et maritime.
Mais en faire un carburant abondant et surtout compétitif est une tâche difficile et de longue haleine. Voilà pourquoi on assiste depuis plusieurs mois à l’abandon ou la remise en cause de projets de développement trop peu rentables ou réalistes.
Repsol renonce après Shell et Equinor
Dernier en date, la décision annoncée le 21 octobre par le groupe pétrolier espagnol Repsol de geler un projet géant de production d’hydrogène vert en Espagne d’une capacité d’électrolyse de 350 MW. Repsol considère qu’il est économiquement menacé par les incertitudes fiscales et réglementaires en Espagne. Certains y voient un prétexte pour renoncer à un investissement dont la rentabilité est très problématique. D’autant plus que le gouvernement de Madrid pourrait décider de rendre permanente une taxe « exceptionnelle » sur les groupes énergétiques et les banques. Repsol a donc renoncé et agite la menace de construire maintenant des électrolyseurs au Portugal…
L’Espagne qui bénéficie d’un environnement très favorable à l’énergie solaire a l’ambition de devenir un des géants européens de l’hydrogène. Le pays s’est donné comme objectif grandiose d’avoir sur son sol une capacité de production d’hydrogène vert de 12 gigawatts (GW) d’ici la fin de la décennie. Après la décision de Repsol, il semble encore plus incertain.
L’Espagne n’est pas un cas particulier. D’autres géants pétroliers, Shell et Equinor, viennent d’abandonner des projets de production et de transport d’hydrogène bas carbone en Europe du Nord qui représentent des milliards d’euros d’investissements, en raison d’un manque de demande des groupes industriels.
Trop peu d’acheteurs industriels vraiment engagés
Selon Bloomberg New Energy Finance (BNEF), seulement 12% des projets d’usines de production d’hydrogène bas carboné ont aujourd’hui des accords d’achat. Et quand ils existent, ils sont vagues et non contraignants et sont donc menacés si les acheteurs potentiels se retirent. Le problème principal est celui du coût de production de l’hydrogène vert produit par électrolyse de l’eau avec de l’électricité décarbonée. Il est quatre fois supérieur à celui de la fabrication d’hydrogène gris avec du gaz naturel ou du méthane par le procédé très émetteur de CO2 du reformage.
« Aucun développeur de projet sensé ne va commencer à produire de l’hydrogène sans avoir d’acheteur, et aucun banquier sensé ne va prêter de l’argent à un développeur de projet sans être raisonnablement sûr que quelqu’un va acheter l’hydrogène », écrit Martin Tengler de BNEF. L’hydrogène est confronté à « un problème de poule et d’œuf », résume Kathy Gao, analyste de BNEF. « Pour que les coûts baissent, il faut que des projets soient déployés. Mais tant que les projets ne sont pas déployés, les coûts sont trop élevés pour convaincre des acheteurs ce qui ne permet pas de lancer les projets… ».
L’an dernier la demande mondiale d’hydrogène a seulement augmenté de 2,5 % pour atteindre 97 millions de tonnes en 2023. Elle est venue des secteurs du raffinage et de la chimie et satisfaite en écrasante majorité par de l’hydrogène produit à partir de combustibles fossiles.
Les doutes de l’AIE et de Harvard
Même l’Agence internationale de l’énergie (AIE), l’un des principaux partisans de l’hydrogène décarboné commence à avoir des doutes. L’AIE écrit que les difficultés de la transition vers de l’hydrogène à faible teneur en carbone tiennent à « des signaux de demande peu clairs, des obstacles au financement, des retards dans les mesures d’incitation, des incertitudes réglementaires, des problèmes de licences et d’autorisations et des défis opérationnels ». Cela fait beaucoup. L’AIE ajoute que « la majeure partie de l’augmentation de la production attendue d’hydrogène décarboné est au stade de la planification. Pour que l’ensemble des projets se concrétisent, il faudrait que le secteur connaisse un taux de croissance annuel sans précédent de plus de 90% entre 2024 et 2030… ».
En fait, le problème est évidemment et avant tout une question de coût. Ce que résume parfaitement une étude récente publiée par l’Université de Harvard qui souligne l’importance sous-estimée des coûts de transport et de stockage de l’hydrogène vert. « Même si les coûts de production diminuent conformément aux prévisions, les coûts de stockage et de distribution empêcheront l’hydrogène d’être compétitif dans de nombreux secteurs », estime Roxana Shafiee, postdoctorante au Centre pour l’environnement de Harvard, ajoutant que les résultats de l’étude remettent en question l’idée selon laquelle l’hydrogène est le « couteau suisse de la décarbonation ».