L’épidémie de Coronavirus et la menace de récession qu’elle fait peser sur l’économie mondiale ont fait voler en éclat le cartel pétrolier. Les grands pays producteurs ont décidé de jouer chacun leur propre jeu. Le premier épisode, de ce qui est maintenant une guerre généralisée des prix du pétrole, a commencé à la fin de la semaine dernière, vendredi 6 mars à Vienne où se réunissait l’Opep (l’Organisation des pays exportateurs de pétrole) et ses alliés. L’alliance qui existait depuis trois ans entre l’Opep et la Russie pour contrôler la production mondiale de pétrole et, dans une certaine mesure, les prix, a explosé en vol. Moscou a refusé toute nouvelle réduction de la production de pétrole pour tenter d’enrayer la baisse des cours.
Le cartel, qui avait déjà ramené sa production à son niveau le plus bas depuis 17 ans, souhaitait une baisse supplémentaire de la production de 1,5 million de barils par jour jusqu’à la fin de l’année 2020 dont 500.000 assurés par les producteurs non Opep. Devant le refus russe et l’impossibilité de reconduire l’accord existant, toutes les limites de production disparaitront à la fin du mois de mars, ce qui a fait chuter immédiatement les cours du pétrole vendredi 6 mars de plus de 9%. Et lundi 9 mars en Asie en début de journée, on pouvait parler d’effondrement avec un plongeon de 20%!
L’Opep et ses alliés, l’Opep +, à savoir les 13 membres de l’Opep et dix autres pays producteurs menés par la Russie, s’étaient entendus en décembre 2018 pour abaisser leur offre cumulée de 1,2 million de baril par jour. Cette stratégie a été un temps gagnante. Elle a permis au prix du baril de remonter sensiblement au début de l’année 2019. Mais elle n’a plus aucun sens aujourd’hui devant la menace d’une récession mondiale et l’effondrement de la demande.
Un choc de la demande et un choc de l’offre
Pour donner un ordre d’idée, début janvier, le baril de Brent s’échangeait à plus de 69 dollars. Fin janvier, il est passé sous les 60 dollars et début février, il est tombé à 55 dollars. Il est ensuite descendu le 6 mars à 45,27 dollars. Il n’avait pas été aussi bas depuis mi-2017. La baisse enregistrée le 6 mars, de 9.4%, était la plus importante en une séance depuis la crise financière de 2008 avant que, lors des premières cotations en Asie lundi 9 mars, la dégringolade se transforme en panique avec une chute des cours du Brent de 20% à 35,99 dollars. Depuis le début de l’année, les cours du baril ont perdu près de 48%!
Et cela ne devrait pas s’arrêter… Car l’Arabie Saoudite a lancé samedi 7 mars une véritable guerre des prix, à destination notamment de la Russie, en annonçant une très forte baisse de son prix de vente officiel pour le mois d’avril de toutes ses qualités de pétrole brut vers toutes les destinations. Le Royaume n’entend plus, non plus, limiter sa production. La production saoudienne pourrait ainsi très largement dépasser les 10 millions de barils par jour contre 9,7 millions en mars. Avec la chute au cours des dernières semaines de la consommation dans le monde de kérosène, de diesel et d’essence du fait de l’impact de l’épidémie de Coronavirus, le marché pétrolier subit un choc de la demande et bientôt un choc de l’offre!
Du côté de la demande et d’après le magazine Forbes, les prévisions du cabinet IHS Markit sont d’une baisse de la demande mondiale de pétrole au premier trimestre de 2020 de 3,8 millions de barils par jour par rapport au premier trimestre de 2019. Cela représente un recul estimé de la demande de 4,5 millions de barils par jour par rapport aux projections d’avant le Coronavirus. La plus forte baisse de la demande enregistrée précédemment remonte à la crise financière et au premier trimestre de 2009 avec un recul de 3,6 millions de barils de la consommation dans le monde.
Une attaque directe sur les ventes russes en Europe
Du côté de l’offre, le premier exportateur mondial, l’Arabie Saoudite a décidé le 7 mars de la plus forte de ses prix depuis au moins 20 ans proposant des tarifs extrêmement attractifs aux raffineurs en Europe, en Asie et aux Etats-Unis afin d’inonder le marché de brut saoudien. Selon l’agence Bloomberg, l’Arabie Saoudite a expliqué en privé à certains acheteurs potentiels qu’elle pouvait fortement augmenter sa production si le besoin s’en faisait sentir jusqu’à un niveau record de 12 millions de barils par jour. De quoi créer le chaos dans le marché pétrolier mondial.
«Pour le marché pétrolier, c’est l’équivalent d’une déclaration de guerre», déclare le gérant d’un fonds de matières premières, cité par l’agence Bloomberg, et qui a tenu à rester anonyme. La stratégie saoudienne de l’affrontement semble être une tentative pour contraindre la Russie et les autres producteurs à revenir à la table des négociations et baisser fortement alors les niveaux de production. Mais c’est une stratégie très risquée, compte tenu notamment de la dépendance financière du Royaume aux revenus pétroliers. Le mois dernier, l’Arabie Saoudite avait pourtant baissé volontairement de 400.000 barils par jour sa production pour soutenir les cours. Maintenant, toutes les vannes sont ouvertes.
La compagnie nationale saoudienne, Aramco, prévient les raffineurs tous les mois du prix auquel elle vend son brut. L’ajustement en général se fait à quelques dollars. Mais le 6 mars, Aramco a prévenu ses clients qu’il baissait ses tarifs de 6 à 8 dollars le baril. Le produit phare saoudien, le Arab Light crude est ainsi proposé aux raffineurs européens avec une baisse de 8 dollars, soit 10,25 dollars de moins que les cours du Brent de 45,27 dollars! En comparaison, le pétrole russe de la meilleure qualité, Urals, est vendu à 2 dollars sous les cours du Brent. Il s’agit d’une attaque directe sur les ventes de pétrole russe en Europe. Et cette décision pèse en fait sur une production de 14 millions de barils par jour puisque les autres producteurs du Golfe Persique, à l’exception de l’Iran évidemment, suivent les prix fixés par Riyad.
Les pays producteurs vont souffrir
«Cela va être méchant», annonce Doug King l’un des fondateurs Merchant Commodity Fund. Il estime que les cours du baril pourraient descendre à 30 dollars. Les traders pétroliers en sont réduits à se plonger dans les courbes historiques pour savoir jusqu’où cette guerre des prix pourrait conduire les prix du pétrole. «Nous avons des chances de voir les prix les plus bas des 20 dernières années au prochain trimestre» prévient Roger Diwan, un analyste pétrolier de IHS Markit qui pense lui qu’il pourrait descendre à 20 dollars. Le Brent était tombé en décembre 1998 à 9,95 dollars le baril lors de la dernière guerre des prix qu’avait lancé alors l’Arabie Saoudite.
De quoi mettre à mal les finances de nombreux pays producteurs de pétrole et de groupes pétroliers. Les cours d’Aramco sont tombés sous leur niveau d’introduction en Bourse. Aramco était devenu en décembre dernier, peu après son entrée sur le marché boursier, la société la plus valorisée au monde à plus de 2.000 milliards de dollars. Selon le Fonds monétaire international (FMI), l’Arabie Saoudite a besoin d’un baril à 83,60 dollars pour équilibrer le budget de son Etat qui dépend presque exclusivement des recettes pétrolières. La Russie n’a besoin que d’un cours à 42,40 dollars le baril pour équilibrer ses comptes publics et peut donc faire face plus longtemps à une guerre des prix.
La Russie, deuxième producteur mondial de pétrole, a aussi un autre adversaire sur le marché, le pays qui est devenu récemment le premier producteur mondial grâce au pétrole de schiste, les États-Unis. Les coûts de production du pétrole de schiste sont élevés et une guerre des prix pourrait provoquer des faillites, ce qui restreindrait de fait l’offre mondiale. Les Etats-Unis produisent aujourd’hui plus de 13 millions de barils par jour et en exportent entre 3 et 4 millions. Pour finir, l’effondrement en cours des prix du pétrole n’est pas vraiment une bonne nouvelle pour la transition énergétique. Il ne va pas inciter à se passer des produits pétroliers.