L’ostracisme dont est victime la géothermie dans un univers énergétique français dominé par le nucléaire est frappant et navrant. Pourtant, qu’il s’agisse de chaleur ou d’électricité, c’est une ressource énergétique qui n’émet pas de gaz à effet de serre, ne cause pas de pollution résiduelle importante, et est renouvelable. À ce titre, elle a sa place dans le bouquet d’énergies que la France doit composer pour tenir les objectifs de la loi énergie-climat de novembre 2019, qui prévoit un recul de 40 % de la consommation d’énergies fossiles par rapport à 2012 d’ici à 2030, et une réduction à 50 % de la part du nucléaire dans la production d’électricité en 2035
Mais l’énergie du sous-sol ne parvient plus, depuis une trentaine d’années, à émerger dans les programmes. Selon le Panorama de l’électricité renouvelable de fin 2019, le solaire et l’éolien représentent aujourd’hui 48 % de l’énergie renouvelable et assurent à eux-seuls 96 % de la croissance de l’énergie verte.
On ignore le potentiel que recèle l’énergie du sous-sol et pourtant, elle ne présente pas le considérable inconvénient de l’intermittence. Sa contribution est infime, inférieure à 1% dans la consommation finale d’énergie.
Des objectifs jamais atteints
S’agissant de géothermie, aucune projection n’est plus crédible, car aucun objectif n’est jamais tenu. Ainsi, en 2013, le BRGM – service géologique national et établissement public de référence dans les applications des sciences de la Terre –programmait une multiplication par six des capacités de production d’énergie tirées du sous-sol à l’horizon 2020. Simple exercice de communication… Car en 2019, l’Ademe (Agence pour la maîtrise de l’énergie) ne prévoyait plus qu’une multiplication par quatre de la contribution de cette source d’énergie en 2023 par rapport à 2014. Les prétentions étaient rabaissées et les horizons repoussés. Dans la dernière PPE (Programmation pluriannuelle de l’énergie) d’avril 2020, le ministère de la Transition écologique, l’une des tutelles du BRGM, dresse un constat d’échec :
Le rythme actuel de développement de la production de chaleur géothermique basse et moyenne énergie ne correspond pas à celui prévu par l’exercice PPE précédent. On constate en effet une stagnation qui pourrait perdurer car peu de projets sont en phase d’étude. Le rythme moyen de développement était de 70 MWth/an entre 2010 et 2016 alors qu’il faudrait atteindre un rythme 6 à 10 fois supérieur pour atteindre les objectifs bas à haut de la précédente PPE pour 2023. » On ne saurait être plus clair.
Technostructure et nucléaire, les ennemis de la géothermie
Pourtant les débouchés existent. « Il suffit de considérer que 30 à 40 % de l’énergie consommée en France est utilisée pour le chauffage et l’eau domestique. Les réseaux de chaleur comme dans l’est parisien ont fait leurs preuves. Mais la priorité a été donnée au chauffage électrique alors que d’autres solutions auraient été possibles et plus rationnelles », souligne Jacques Varet, qui dirigea le service géothermie du BRGM. Il créa aussi l’Institut français de l’environnement, tint les rênes du Service géologique national et revint au BRGM pour prendre en main la prospective. Avec le recul, le poids d’EDF dans la définition de la politique énergétique française est remis en question par cet ancien de l’équipe d’Hubert Curien au ministère de la Recherche. « C’est la technostructure qui gouverne, et les annonces qui sont faites en faveur de la géothermie ne sont suivies d’aucun effet», dénonce-t-il.
Pourtant, il y eut un début d’âge d’or pour la géothermie en France, après le premier choc pétrolier de 1973. Pour se dégager de la dépendance au fuel, des collectivités ont opté en faveur de l’énergie tirée du sous-sol, soutenues à l’époque par les pouvoirs publics. De 1976 à 1986, le BRGM menait jusqu’à dix opérations de chauffage urbain par an, chacune assurant le chauffage résidentiel de 10 000 à 20 000 logements. A la fin de cette période, près de 300 000 foyers en France – dont la moitié dans le Bassin parisien – utilisaient les réseaux de chaleur provenant de la géothermie. Mais le contre-choc pétrolier brisa cette dynamique. De 35 dollars en 1980, le prix du baril tomba à 13 dollars en 1986 en moyenne annuelle, avec des chutes ponctuelles jusqu’à 8 dollars. L’énergie conventionnelle allait reprendre l’avantage.
Par ailleurs, face à l’avènement du nucléaire civil au cœur de la stratégie française d’indépendance énergétique à partir des années 1970, avec EDF en gardien du temple et une montée en puissance jusqu’à la fin des années 1980, les autres énergies alternatives allaient être progressivement condamnées. D’autant qu’aucune institution ne fit jamais la promotion de la géothermie tant auprès du grand public que des promoteurs et installateurs, tous poussés à recourir au réseau électrique.
Aucun ministre de l’Environnement ou de l’Écologie n’est depuis parvenu à relancer avec une véritable ambition cette technologie dans laquelle la France s’était distinguée, même parmi ceux qui, de Brice Lalonde à Nicolas Hulot en passant par Corinne Lepage, Dominique Voynet, Jean-Louis Borloo, Delphine Batho… se sont le plus revendiqués de l’écologie. Le temps joue en faveur des conservatismes d’État. Les freins politiques furent trop puissants, et surtout constants dans la durée, pour remettre en question les arbitrages en faveur du chauffage électrique qui donnaient sa légitimité au tout nucléaire défendu par les grands corps de l’État – corps des Mines en tête. Un comble, si l’on considère que le BRGM lui-même, créé en 1959, est aussi l’expression de la vocation de ce corps. Mais la disparition de l’activité minière en France, la redéfinition des missions et les luttes d’influence ont avec le temps réduit l’audience de cet établissement, même s’il veut se relancer aujourd’hui avec sa présidente Michèle Rousseau en surfant sur les « géosciences pour une Terre durable ».
Un potentiel totalement inexploité dans la chaleur
Pourtant, ailleurs dans le monde, la géothermie basse température qui alimente les réseaux de chaleur progresse à grands pas. Comme en Suisse, où 40 % des logements neufs sont inclus dans des programmes de chauffage urbain. En Suède, c’est encore plus. L’Allemagne et les Pays-Bas ne sont pas en reste. L’Islande, avec ses volcans, est bien sûr très im-pliquée dans ces processus.
Car l’équation économique mérite d’être posée. Même en France. La PPE en convient : « Si le coût d’investissement est élevé et nécessite un fort apport capitalistique (temps de retour supérieur à 10 ans hors aides), les coûts d’exploitation sont au contraire très bas, ce qui en fait l’une des énergies renouvelables dans la chaleur les moins coûteuses sur le long terme, tout en assurant une garantie de stabilité du prix. »
Mais la France reste à la traîne, avec 79 installations de géothermie profonde, dont 49 dans le Bassin parisien et 21 dans le Bassin aquitain, les autres étant situées en Alsace, dans le couloir rhodanien et en Limagne. Un conseil des mi-nistres de juillet 2019 a bien réaffirmé « l’objectif ambitieux [des pouvoirs publics] de tripler la production de chaleur issue de gîtes géothermiques » à horizon 2028. Ce qui impliquerait de déclencher une dynamique qui a fait défaut jusqu’à présent.
Désengagement à Bouillante en Guadeloupe
Dans la production d’électricité d’origine géothermique, les États-Unis pointent largement en tête ; les Philippines, l’Indonésie et la Nouvelle-Zélande se partagent le haut du tableau, avec l’Italie qui produit près de 8 % du total mondial. Mais la France stagne tout au fond du classement.
On assiste à un désengagement qui s’est manifesté à la centrale de Bouillante en Guadeloupe. « Située sur un réseau de failles, dans un secteur perméable aux infiltrations, la zone de Bouillante bénéficie en profondeur d’un réservoir géothermique de haute température (250 °C), alimenté par de l’eau douce superficielle (42 %) et l’eau de mer (58 %) », explique l’Ademe.
Dotée de deux unités industrielles, le site fournit aujourd’hui près de 7 % de l’électricité en Guadeloupe, et un projet d’extension devrait encore accroître cette contribution. Mais en 2016, juste dans le sillage de la COP21 alors que Ségolène Royale était ministre de l’Environnement et de l’Énergie, la gestion du site a été confiée à un opérateur américain, Ormat Technologies, ce qui sidéra plus d’un observateur compte tenu du contexte. Le nouveau gestionnaire est entré au capital de la société d’exploitation en remplacement d’une filiale du BRGM et a acquis progressivement jusqu’à 85 % du site, au côté de la Caisse des dépôts et consignations, le BRGM ne conservant qu’un strapontin au capital.
« On a tué définitivement une filière française haute température », regrettent des experts qui s’interrogent sur le manque de transparence de ce désengagement, alors que les premiers forages sur place sous l’égide du BRGM remontaient à la fin des années 1960…
Depuis 2019, les aides limitées aux projets… déjà déposés
En outre, depuis que le débat sur la fiscalité écologique a occulté l’enjeu prioritaire et écologique de la chaleur renouvelable, les professionnels du secteur regroupés au sein de l’AFPG (Association française des professionnels de la géothermie, fondée en 2010) alertent sur le risque de décrochage. Mais à ce jour, le gel de la fiscalité carbone continue de pénaliser la compétitivité de la géothermie face aux énergies fossiles.
Par ailleurs, alors qu’un fonds a été créé avec le concours de l’Ademe et de la Caisse des dépôts pour couvrir les risques d’échec dans la phase exploratoire, les pouvoirs publics ont douché les espoirs des professionnels en janvier 2019, en annonçant vouloir limiter les aides aux projets déjà déposés. Ce que la PPE a confirmé : « Compte tenu du coût de la production d’électricité par géothermie, […] le soutien à la géothermie se concentre sur la production de chaleur. Les projets de production d’électricité ayant déjà fait l’objet d’une demande de complément de rémunération recevable seront soutenus. » Pour les nouveaux projets dans l’électrique, pas de subventions. Ou peu.
Or, sans aides plus importantes, l’électricité provenant de la géothermie profonde ne peut être compétitive à cause de l’investissement de départ, même si les coûts d’exploitation dans la durée sont ensuite réduits. Pourtant, « des contextes géologiques favorables au développement de cette géothermie profonde existent en France dans le fossé rhénan alsacien, en Auvergne et notamment dans le bassin de la Limagne, dans le couloir rhodanien, et le Bassin aquitain », reconnaît-on dans la PPE. Mais le verdict est tombé, comme s’il n’existait pas de place en France pour la géothermie haute température.
Les objectifs retenus sont clairement insuffisants pour pou- voir porter le développement du secteur, estime de son côté Jean-Philippe Soulé, vice-président de la filière géothermie profonde de l’AFPG. Si cette suppression des aides était confirmée, cela porterait un coup d’arrêt à la filière même si cela n’affecterait pas les sites qui sont déjà en exploitation », avertissait-il dans le Baromètre Observ’ER 2019 des énergies renouvelables avant la publication de la PPE.
L’hypothèse du lithium
Le seul site exploité pour l’électricité est celui de Soultz-sous-Forêts en Alsace qui, d’expérimental, est devenu indus-triellement opérationnel en 2017. En revanche, sur d’autres sites, l’aventure s’arrête : par exemple, la société Electerre de France, créée par Olivier Bouttes en 2011 avec comme projet de créer une centrale géothermique électrique à Chaudes-Aigues au cœur de l’Auvergne, a été placée en redressement judiciaire en juin 2019. Quant à Jacques Varet, il a réorienté ses activités sur l’Éthiopie et le Kenya, où la géothermie est vue comme une opportunité, pas comme une patate chaude. Qu’elles brident la basse ou la haute température, les barrières à la géothermie ne semblent pas devoir se lever rapidement.
Toutefois, le code minier, dont la version d’origine remonte à 1810, a connu de récents toilettages. Des modifications sont notamment intervenues au 1er janvier 2020, concernant la phase d’exploitation, qui ont pour objectif d’encourager la géothermie profonde dans des aquifères. Elles renforcent aussi le processus amont de recueil de données environnementales des projets, avant l’obtention des titres d’exploration et d’exploitation. Un renversement, au moins au niveau du cadre juridique, est-il en train de s’opérer ?
Les professionnels attendent malgré tout des clarifications pour sécuriser les projets. Et, qui sait, offrir ainsi à la France l’opportunité de développer une filière d’extraction… du lithium, en l’associant aux forages géothermiques profonds. La combinaison des deux activités est aujourd’hui mise en avant sur fond de sécurisation des approvisionnements en faveur de la mobilité électrique. Voilà qui, à terme, pourrait peut-être changer la perception de la géothermie… Il y a vraiment urgence !
Gilles Bridier