Au sud-est de la Finlande, rien ne destinait la petite ville de Virohlati à la renommée mondiale qu’elle a acquis depuis le début de l’été. Rien si ce n’est sa situation, sur les bords de la mer Baltique, ultime commune européenne avant la Russie. Or à quelques kilomètres de la frontière se trouve la station de compression de Portovaya exploitée par Gazprom (voir la photographie ci-dessus). C’est cette proximité qui a permis aux habitants d’assister à un étrange spectacle qui a progressivement attiré l’attention du monde entier: une immense torche brûlant jour et nuit depuis plusieurs semaines sur les installations gazières.
Alors que les hydrocarbures sont la dernière martingale de l’économie russe et que depuis des mois est évoqué quotidiennement un risque de pénurie de gaz en Europe, cette décision de brûler des centaines de millions de mètres cubes de gaz naturel semble incompréhensible. Elle est pourtant parfaitement logique. Mais pour cela, il faut comprendre comment fonctionne l’exploitation de cette ressource fossile.
La pression éjecte automatiquement le gaz des puits
Tout d’abord, revenons à la base: le gisement de gaz naturel. Celui-ci, comme un gisement de pétrole, naît de milliers d’années de décompositions de déchets organiques (algues, plancton), dans des conditions de chaleur et de profondeur adéquates. Pour exploiter un gisement gazier, il faut effectuer un forage, vertical ou horizontal en creusant jusqu’à la bonne profondeur selon un angle étudié au préalable. Le puits ainsi créé est consolidé en le tubant grâce à du ciment.
On répétera cette opération autant de fois que nécessaire, l’exploitation des champs gaziers se caractérisant par une multitude de petits puits (plus de 9.000 dans l’ouest de la Russie rien que pour Gazprom) ayant une durée de vie relativement limitée de 15 à 20 ans avant de s’épuiser.
Dès lors, dans la plupart des cas, la pression dans le gisement fait que le gaz va jaillir de lui-même. Il va alors être acheminé soit par gazoduc en passant par une station de compression comme celle de Portovaya, soit être liquéfié dans des installations spéciales afin de pouvoir être transformé par méthaniers.
Un puit n’est pas un robinet que l’on ferme
Revenons à la situation européenne. En marge de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, au-delà de l’affrontement militaire, il existe un affrontement économique entre la Russie et les alliés de l’Ukraine au premier rang desquels compte l’Europe. Hors la première arme de cette guerre à distance est la dépendance des économies européennes au gaz russe.
Le Kremlin utilise donc l’argument gazier afin de faire progresser ses intérêts, rendre impopulaire les sanctions dont est victime son pays, et forcer ses adversaires à la négociation et, in fine, à abandonner leur allié ukrainien à son triste sort. De facto, les livraisons de gaz russe ne cessent de se réduire (et ce bien avant l’invasion de l’Ukraine montrant une minutieuse préparation de celle-ci par le pouvoir russe).
Hors, comme nous l’avons vu plus haut, il n’existe que deux moyens d’exporter du gaz: les gazoducs et les méthaniers. Et si un réseau de gazoduc très performant existe depuis les champs gaziers de l’ouest de la Russie et l’Europe, il n’existe aucun équivalent permettant de facilement remplacer la clientèle occidentale par d’éventuels clients orientaux (Chine, Inde ou autre). La seule solution étant la liquéfaction pour le transfert par méthaniers, mais la flotte de bateaux disponibles est elle aussi très réduite – sans même compter les terminaux et capacités de liquéfaction / regazéification demandant de très lourds investissements.
Il est donc illusoire de penser que Gazprom et autres géants des hydrocarbures pourront aisément et surtout à court terme remplacer les ventes non effectuées en Allemagne ou en France par des ventes en Asie.
Dès lors, le bon sens suggère qu’il n’y a pas de problèmes: il suffit de réduire la production afin de s’adapter à la baisse des exportations, et l’augmentation des cours suffit à compenser cette baisse de cette production. Vous vous en douterez, ça n’est pas aussi simple.
En effet, un puit gazier n’est pas un robinet, avec lequel on fait simplement varier le débit en fonction des besoins de production. Ce débit est le plus souvent dicté par la pression du gisement, et s’il existe des mesures de coupure d’urgence, celles-ci ne peuvent être un moyen de réguler la production. Il reste donc deux choix: fermer le puits ou alors détruire la production excédentaire.
Détruire une partie de la production qui n’est plus envoyée vers l’Europe
Fermer un puit nécessite plusieurs actions longues et complexes afin de faire baisser la pression dans le gisement avant de combler le puits en lui-même par un bouchon de ciment. Réouvrir un puits est aussi une performance complexe et risquée. Il faut compter sur plusieurs centaines de milliers à plusieurs millions d’euros par puits. Rappelons que Gazprom exploite à eux seuls plus de 9000 puits. L’enjeu est considérable. En y ajoutant l’enjeu des ressources humaines (les équipes formées pour ce genre d’action peuvent vite être débordées par le nombre de puits à rouvrir étalant donc les chantiers sur une longue durée) il est aisé de comprendre que les producteurs soient prêts à tout pour éviter cette issue.
Dès lors, vous comprenez ce qu’il se passe: la station de compression de Portovaya qui collecte la production de dizaines voir centaines de puits de l’ouest de la Russie pour alimenter le gazoduc NordStream1 sert à la destruction de la partie de la production qui n’est pas envoyée en Europe.
Cette destruction s’appelle le torchage, ou plus communément utilisé, l’anglicisme flaring. Il consiste tout simplement à brûler grâce à une énorme torchère l’excédent de production de gaz, excédent chiffré à 4 à 5 millions de mètres cubes par jour par une récente enquête de la BBC.
Cette information est cependant intéressante à plusieurs titres. Tout d’abord, elle montre que contrairement à certains éléments de propagande, et conformément à ce qui avait été prévu, la Russie n’a pas réussi à compenser ses exportations vers l’ouest. Ensuite et surtout, ce torchage permanent démontre que les producteurs de gaz n’ont pas perdu espoir de reprendre très rapidement leurs exportations. Dans le cas contraire, ils se seraient résignés à fermer les puits.