La demande de billets de train a été telle cet été que la SNCF et ses concurrents ont dû augmenter leur offre. Début juillet, les transporteurs avaient déjà enregistré plus de 10% de réservation en plus par rapport à l’été 2022 et 15% en comparaison avec 2019. Très attachés au train, les Français semblent privilégier ce mode de transport, en dépit de la crise sanitaire et économique.
Présent depuis bientôt deux siècles, le train a joué un rôle majeur dans la construction de la France contemporaine. Comme le train transcontinental américain a soutenu la conquête de l’Ouest, le chemin de fer a contribué à l’intégration territoriale de la France – citons notamment le plan Freycinet.
Moteur dans la deuxième révolution industrielle, le chemin de fer a accru la mobilité des capitaux, des marchandises et des hommes. Le train reconfigure profondément les relations de l’homme à l’espace et au temps. Contribuant à l’essor des fuseaux horaires modernes, le chemin de fer démocratise le transport de longue distance. Innovation technique, le train est également une innovation sociale; ainsi, pour Thomas Cook (notre traduction), cité par son biographe :
«Voyager en train, c’est voyager pour les masses; les humbles peuvent voyager, les riches peuvent voyager… Voyager en train, c’est jouir de la liberté républicaine et de la sécurité monarchique. »
Un siècle plus tard, quelle est, en France, la place du train, dans le contexte de l’essor des voyages?
L’essor du trafic ferroviaire depuis le XIXᵉ siècle
Le chemin de fer ne cesse de renforcer sa place dans les habitudes de déplacement des Français; de 1841 à 2018, on passe de 6,33 millions à 1,2 milliard de voyageurs. Ici, un voyageur transporté correspond à une personne physique transportée sur tout ou partie d’un trajet.
Nombre de voyageurs (en millions) et de voyageurs-kilomètres (en milliards) de 1841 à 2018. Légende : échelle de gauche, voyageurs ; échelle de droite, voyageurs-kilomètres. Données de la SNCF, Author provided
Cette croissance est interrompue seulement par quelques événements exceptionnels, de plus ou moins grande ampleur: krach de la bourse de Paris (1882), guerres mondiales et grèves (1947, 1968, 1995 et 2018). Plus précisément, trois sous-périodes se distinguent: de 1841 à 1910, la croissance est très soutenue, de 1915 à 1950, les évolutions sont erratiques et depuis 1950, le développement du trafic est stable, freiné uniquement à quelques périodes.
Cette croissance est plus forte encore, lorsque l’on compare les voyageurs-kilomètres. Précisons que le voyageur-kilomètre est une unité de mesure qui équivaut au transport d’un voyageur sur une distance d’un kilomètre. De 1841 à 2018, le trafic passe de 111 millions à 91,5 milliards de voyageurs-kilomètres, soit une multiplication par 800, témoignant d’un allongement du réseau ainsi que des distances parcourues. Cette augmentation n’est pas simplement due à la croissance démographique. En 1841, 36 millions de Français effectuaient 6,3 millions de voyages, soit une moyenne de 0,18 voyage par habitant. En 2018, cette statistique passe à 19 voyages par habitant.
La reconfiguration du réseau
Cette multiplication des voyages s’explique par les évolutions du réseau ferroviaire. Si le réseau de chemin de fer s’étend jusque dans les années 1930, soutenu par les dessertes locales, on observe une contraction du réseau ferroviaire dès lors, diminution non compensée par le développement des lignes à grande vitesse depuis les années 1980 (voir Figure 2).
Figure 2 : Evolution de la distance du réseau ferroviaire en France de 1860 à 2019. Françoise Bahoken, Martin Koning, Christophe Mimeur, Carlos Olarte-Bacares, Thomas Thévenin, 2016, « Les temps de parcours interurbains en France : Une analyse géo-historique », Transports : Economie, politique, société, pp.17-25, Author provided
Le réseau ferré a connu des évolutions historiques majeures. De la naissance du trafic voyageur avec la ligne Paris Saint-Germain-en-Laye en 1837, le réseau a d’abord été octroyé à six grandes compagnies (1859), épaulées par des compagnies secondaires de desserte locale, dans une politique volontariste de maillage du territoire.
Cette décentralisation marque le pas en 1938, par la nationalisation menant à la Société nationale des chemins de fer. L’Après-guerre et les Trente Glorieuses poursuivent le programme de coordination (1941-1968), avant la contraction du réseau local et le désengagement de l’État au profit des régions.
Ces réorganisations successives s’accompagnent de restructurations des pratiques tarifaires. Historiquement, la réglementation des prix par l’État était fondée sur un double système de péréquation: une péréquation spatiale (il existe un tarif kilométrique uniforme pour l’ensemble du réseau) et une péréquation temporelle (il existe un tarif kilométrique uniforme quels que soient l’horaire et la période de l’année).
Un aller simple au tarif normal entre Paris et Lille, selon l’indicateur Chaix, vaut ainsi 1.280 francs (soit 28 euros en euros constants de 2020) pour 204 kilomètres parcourus en 2h32; en 2021, le même trajet vaut entre 25 et 63 euros, selon l’horaire de départ, parcourus le plus rapidement en 1h et 6 minutes. Face à l’unicité d’un tarif qui paraissait relativement modique, la multiplication des prix en 2021 rend la comparaison difficile –des trajets pouvant être moins chers, d’autres largement plus onéreux.
Ce système n’a eu de cesse d’être remis en cause depuis l’après-guerre, pour arriver aujourd’hui à un dispositif de tarification de type yield management, dans lequel le train ressemble de plus en plus à l’avion dans ses modalités de tarification et de réservation –ce qui renouvelle en partie le profil des usagers.
Voyager en train depuis les années 1970
Décrivons maintenant plus précisément les usagers du chemin de fer, qui ont pris le train pour parcourir plus de 100 kilomètres. Contrairement aux données de la SNCF, nous avons retenu uniquement les déplacements de plus de 100 kilomètres afin d’écarter la mobilité quotidienne.
Clairement, les passagers sont de plus en plus diplômés : en 1974, 12,3% d’entre eux étaient diplômés du supérieur en 2007, ils constituent 36,6% des voyageurs en train. Symétriquement, les non-diplômés, majoritaires en 1974, deviennent la population la moins représentée dans les wagons en 2007 – avec environ 17 % selon l’exploitation de l’enquête nationale transports et déplacements.
En tenant compte de l’allongement de la durée des études depuis 1970, le constat de la sur- (ou sous-) représentation des plus (ou des moins) diplômés est confirmé. Pourquoi tant de diplômés parmi les passagers? On peut penser qu’il s’agit des effets du mode de vie estudiantin, nécessairement lié aux grandes villes. La période des études est par ailleurs un moment du cycle de vie où la mobilité de longue distance est assurée sans voiture, souvent acquise avec le premier emploi stable: prendre le train deviendrait une habitude qui se garde. Enfin, les individus les plus diplômés sont aussi ceux qui ont la mobilité résidentielle la plus forte: ainsi sur 100 Français ayant toujours habité le même département, 17,7 ont pris le train pour un déplacement d’au moins 100 kilomètres en 2007, contre 42,3 pour ceux qui ont changé de département au moins trois fois.
Bref, prendre le train s’explique aussi par le parcours biographique des individus.
Plus diplômés que la population française dans son ensemble, les passagers du chemin de fer sont aussi relativement plus dotés en capital économique. En 1974, les 20% des Français les moins riches constituent 12,9% des passagers, contre 33,6% pour les 20% les plus riches. En 2007, les écarts sont tout à fait semblables: un capital économique va de pair avec le recours au chemin de fer, une tendance également marquée pour l’usage du transport aérien.
Sur le temps long, le rôle du chemin de fer dans la mobilité de longue distance des Français est et reste essentiel. En 2008, par exemple, 27,4% des Français ont eu recours au train, pour faire un trajet de plus de 100 kilomètres; sur les 332 milliards de kilomètres parcourus dans leurs voyages, 45 l’ont été en train.
Malgré des bouleversements quantitatifs et qualitatifs de l’offre ferroviaire, le taux de recours reste relativement stable dans le temps, de même que la morphologie sociale des usagers. Face à l’avion, emprunté par des individus plus dotés économiquement, le train apparaît comme un mode de transport privilégié par les plus dotés en capital culturel –opposant aussi des styles et modes de vie.
Yoann Demoli Maître de conférences en sociologie, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay
Alexia Ricard Ingénieure d’études, Centre national de la recherche scientifique (CNRS)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons Lire l’article original sur The Conversation.