Il est bien loin le temps où les fournisseurs d’électricité alternatifs s’arrachaient la production d’électricité nucléaire d’EDF à des prix garantis et fixes de 42 euros le mégawattheure… Avec le confinement, la fermeture des commerces, des usines et le fonctionnement très ralenti des transports, la consommation d’électricité a chuté de 15 % en France. Et dans le même temps, le prix du mégawatt heure (MWh) s’est effondré de plus de 40%. Sur le marché de gros en début de semaine et face à l’afflux d’offres à prix cassé, notamment par les fournisseurs allemands, le contrat de base pour livraison en juin se négociait à 20,40 euros le MWh tandis que le contrat pour le troisième trimestre s’échangeait à 26,20 euros le MWh.
«En Espagne, en Italie, en France la demande d’électricité a baissé de 15 à 25%. Il y a une hausse légère de la demande domestique mais celle-ci est largement compensée par une chute de la demande des industriels. Les foyers représentent 29% de la demande d’électricité en Europe, contre 39% et 30% respectivement pour l’industrie et les services», explique l’agence de notation financière Moody’s.
«Cas de force majeure»
Pour revenir en France, les fournisseurs, qui ont signé un contrat d’un an d’achat d’électricité à EDF à prix fixe, font face aujourd’hui à des pertes considérables. Ils ont donc voulu invoquer la clause de «cas de force majeure» pour remettre en cause leurs engagements. EDF ne veut évidemment pas en entendre parler et la Commission de régulation de l’énergie (CRE) a suivi EDF en déclarant la semaine dernière ne pas être favorable au déclenchement de cette clause.
La CRE a donc refusé de transmettre au gestionnaire de réseau RTE les demandes d’activation de cette clause de «force majeure». Il s’agit d’une étape indispensable pour que les fournisseurs concurrents d’EDF puissent suspendre toute ou partie de leurs obligations d’achat d’électricité nucléaire.
Une longue bataille judiciaire s’engage car deux associations professionnelles, l’Anode (l’association nationale des opérateurs détaillants en énergie) et l’AFIEG (l’association française indépendante de l’électricité et du gaz), ont lancé une procédure d’urgence auprès du Conseil d’Etat pour faire annuler l’avis du régulateur de l’énergie. Ces deux associations rassemblent des fournisseurs comme Total Direct Energie, ENI, Vattenfall, Planet Oui ou encore ekWateur.
Un dispositif favorable à la concurrence devenu un piège
Le dispositif d’accès régulé à l’électricité nucléaire historique (Arenh) était, jusqu’à la pandémie, un atout pour les fournisseurs alternatifs d’électricité. Il leur permettait de s’approvisionner en électricité nucléaire auprès d’EDF à un prix préalablement fixé et à un niveau bien inférieur à celui qu’aurait souhaité l’électricien public. Les concurrents d’EDF dans la distribution d’électricité peuvent ainsi lui acheter jusqu’à 100 terawatts/heure (TWh) sur une année, ce qui représente environ un quart de sa production nucléaire, au prix de 42 euros par megawatts/heure (MWh). L’an dernier, l’électricité nucléaire a assuré plus de 70% de la production française.
Lors des dernières enchères, en novembre 2019, les prix alors élevés de l’électricité sur le marché de gros en Europe avaient contribué à créé une très forte demande pour le mécanisme Arenh garantissant des approvisionnements pendant un an à des coûts compétitifs. EDF avait même dénoncé alors des contraintes favorisant ses concurrents.
Mais les temps ont changé. Pour les fournisseurs alternatifs, la pandémie crée aujourd’hui une situation exceptionnelle qui doit être traitée comme telle car l’Arenh a vocation à garantir l’équité commerciale entre EDF et ses concurrents, ce qui ne serait plus le cas. La CRE a pour sa part jugé «que la force majeure ne trouverait à s’appliquer que si l’acheteur parvenait à démontrer que sa situation économique rendait totalement impossible l’exécution de l’obligation de paiement de l’Arenh», ce qui, de son point de vue, n’est pas le cas. La CRE a déclaré qu’elle ne pouvait pas suspendre les contrats Arenh car «une telle situation créerait un effet d’aubaine pour les fournisseurs au détriment d’EDF».
Un système pervers
L’ironie de l’histoire est qu’EDF réclame depuis des années aux gouvernements successifs l’abandon de ce dispositif qu’il juge trop coûteux et trop avantageux pour ses concurrents, lesquels y ont recours quand les prix de gros sont élevés mais se tournent vers le marché quand les prix sont bas. Ce sera donc au Conseil d’Etat de décider et de répondre à la saisine des deux associations qui rassemblent les fournisseurs d’énergie alternatifs. Il a un mois aux maximum pour apporter une première réponse.
Quant au consommateur, il est depuis la soi-disant ouverture à la concurrence depuis 13 ans le grand oublié de l’histoire et il n’y voit aucun bénéfice ou avantage. Car au cours des dix dernières années, les prix de l’électricité ont augmenté en moyenne de 50%. Comme l’expliquait Olivier Durin, le Directeur de la publication du Monde de l’énergie, dans un article publié par les Echos il y a deux mois, le mécanisme même de l’Arenh est totalement artificiel et même pervers.
«Les acteurs alternatifs ne produisant aucune électricité, ces derniers se fournissent auprès d’EDF, dont un quart de la production leur est réservée. Mais la demande étant toujours plus forte et la production accordée par EDF limitée en volume, les concurrents de l’électricien sont dans l’obligation de se fournir sur le marché de gros, où l’électricité est plus chère. Dès lors, pour garantir la compétitivité des opérateurs alternatifs qui, contrairement à EDF, voient leur coût augmenter, l’électricien est dans l’obligation d’augmenter son tarif réglementé afin de permettre à ses concurrents de proposer un prix égal ou inférieur au sien. Une hérésie pour de nombreux experts.»