Entre l’urgence de lutter contre le réchauffement climatique, formalisée par les Accords de Paris du 12 décembre 2015, et la réalité de notre précarité énergétique, ravivée par la guerre en Ukraine, les investisseurs, comme les citoyens et décideurs politiques, sont tiraillés par leur conscience. Doit-on interdire les énergies fossiles, pour sauver la planète ? Peut-on survivre sans énergies fossiles ? Comment mener à bien la transition énergétique, avec ou sans pétrole ? Ces enjeux éthiques, et les essais d’encadrement qui les accompagnent, peuvent se résumer en trois camps idéologiques : les anti-fossile, les pro-fossile, et les pragmatiques.
Les anti-fossile dénonçant l’ISR greenwashing
Apparu au tournant du millénaire, l’investissement socialement responsable (ISR) a été soutenu dès 2005 par les Nations Unies en invitant les plus grands investisseurs du monde à développer les « Principes pour l’investissement responsable » (UN Principles for Responsible Investment ou UNPRI). A New-York, en septembre 2019, quelques-uns d’entre eux ont créé la Net-Zero Asset Owner Alliance (NZAOA),menée notamment à l’initiative de l’assureur Allianz et de la Caisse des dépôts française avec le soutien toujours de l’ONU pour atteindre la neutralité carbone de leurs portefeuilles d’ici 2050.
La philosophie de l’ISR consiste à compléter la gestion financière avec une approche respectueuse de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance. Très tôt, une frange des investisseurs ISR a considéré la nécessité d’exclure certains secteurs. Dès 2014, par exemple, Philippe Zaouati, patron de Mirova, la société de gestion ISR du groupe Natixis (BPCE), voulait se distinguer et jugeant les UNPRI trop vagues militait pour une définition plus « verte » de l’ISR. « Nous n’investirons jamais dans des compagnies pétrolières, déclarait-il, à moins qu’elles ne revendiquent un virage stratégique vers les sources d’énergie renouvelables ». Une ligne qu’il défend plus que jamais en 2023 : « il faut arrêter maintenant tout investissement dans des nouvelles explorations d’énergies fossiles si nous voulons échapper à la catastrophe climatique ».
Il faut dire qu’en dix ans, le mouvement anti-fossile a pris de l’ampleur. AXA a été le premier grand investisseur institutionnel international, à annoncer l’exclusion des sociétés tirant plus de la moitié de leurs revenus du charbon, dès 2015 en amont de la COP 21, rapidement suivi par d’autres institutions comme l’Établissement de retraite additionnelle de la fonction publique, ou l’assureur CNP. En janvier 2022, les 70 institutionnels mondiaux signataires de la NZAOA, détenant plus de 10 000 milliards d’euros d’actifs, ont annoncé réduire les émissions de CO2 de leurs portefeuilles de moitié d’ici 2030.
La France a été pionnière pour l’exclusion des investissements dans les énergies fossiles, avec le label gouvernemental« transition énergétique et écologique pour le climat » (TEEC). Créé par décret du 10 décembre 2015, et rebaptisé Greenfin depuis 2019, ce label interdit aux fonds certifiés d’investir dans des sociétés tirant plus de 5 % de leurs revenus des énergies fossiles ou… nucléaire. Des exclusions comparables s’imposent aux fonds d’investissements certifiés par le label belge de finance durable Towards Sustainability, le label allemand FNG ou l’Ecolabel, le label écologique européen.
Dans la logique du toujours plus vert, la gestion ISR classique est montrée du doigt pour son manque d’engagement écologique. Sur les 3 000 fonds européens revendiquant des critères ESG (environnementaux, sociaux et de gouvernance), seul 0,5 % de l’échantillon (16 fonds) remplissait fin 2022 les critères de l’Ecolabel. En France, le Label ISR n’exclut pas les énergies fossiles : près de 20 % des fonds ISR ont des actions TotalEnergies. Certes, le géant pétrolier est un leader mondial des énergies renouvelables, produisant plus de 10 GW d’électricité éolienne et solaire, mais il reste sur la liste noire des militants verts, comme en témoigne l’agitation rituelle lors de sa dernière assemblée générale.
Outre l’animation des militants écolos, un consortium de 17 investisseurs gérant collectivement 1 100 milliards d’euros, avait déposé une résolution invitant TotalEnergies à aligner sur les accords de Paris, d’ici 2030, ses objectifs d’émissions de gaz à effet de serres de Scope 3 (périmètre 3, en français), c’est-à-dire les émissions de CO2 « liées à l’utilisation par ses clients des produits énergétiques vendus ». Portée par des institutions renommées, notamment Edmond de Rothschild AM, Tocqueville Finance (La Banque Postale), La Financière de l’Echiquier, Sycomore AM, Mandarine Gestion, Ofi Invest AM (Macif…), le Hollandais PGGM Investments ou le Belge Petercam Degroof, cette résolution « Scope 3 » a recueilli plus de 30 % des votes à l’AG du 26 mai dernier. Un score encore minoritaire, mais presque doublé par rapport à 2022, où cette même résolution avait obtenu 16 % des suffrages.
Les pro-fossile anti-ISR
Tandis que de nombreuses institutions financières sont dénoncées pour « leur complicité » avec les industries extractives d’énergies fossiles qu’elles financent, les lobbies de ces mêmes industries organisent une contre-offensive. En juin 2022, l’état de Virginie Occidentale, second producteur de charbon des USA après le Wyoming, a exclu de ses appels d’offres cinq institutions financières jugées hostiles aux énergies fossiles.
BlackRock, JP Morgan, Goldman Sachs, Morgan Stanley et Wells Fargo ont été mises sur la nouvelle liste d’exclusion permise par l’adoption trois mois avant d’une loi « pour s’opposer à la discrimination injuste dont sont victimes nos industries du charbon, du pétrole et du gaz naturel de la part du secteur financier dans le cadre du mouvement d’investissement dit « environnemental, social et de gouvernance » ou « ESG » », avait expliqué Riley Moore, jeune trésorier (43 ans) de cet état Républicain.
Galvanisés par la politisation du débat sur l’ISR, les Républicains climatosceptiques mutliplient les
mesures de représailles similaires dans les Etats qu’ils contrôlent. En août 2022, le Texas et la Floride ont interdit aux gestionnaires d’argent public d’investir dans des fonds ou des entreprises dont les décisions d’investissement sont fondées sur des critères ESG. En octobre 2022, le trésorier de Louisiane a retiré un mandat de 800 millions de dollars à BlackRock, pour punir le leader mondial de la gestion d’inciter ses confrères à rejoindre comme lui la Net Zero Asset Managers initiative.
Au total, au moins 44 projets de loi ou nouvelles lois à l’encontre des institutions financières favorables aux critères ESG, ont été adoptés aux Etats-Unis en 2022 par 17 États conservateurs, contre une douzaine de mesures de ce type en 2021, selon une analyse de Reuters. Et en 2023, la campagne républicaine contre la gestion ESG est menée par les procureurs généraux de 23 États américains, selon Bloomberg.
En janvier dernier, les procureurs généraux républicains de 21 États américains, dont l’Utah (Mormon) et le Texas, ont aussi menacé de procès les deux plus grosses agences de proxy, Institutional Shareholder Services (ISS) et Glass Lewis, mandatées par les sociétés de gestion pour exercer leurs droits de vote aux AG des sociétés dont les fonds sont actionnaires, s’ils appliquaient une politique de vote défavorable aux énergies fossiles.
Sous la pression de ces menaces, de plus en plus d’institutions préfèrent renier leurs engagements ISR, notamment celui de ne plus financer les énergies fossiles. Moins de deux ans après la création de la Net-Zero Insurance Alliance (NZIA), sept assureurs viennent de la quitter sous pression des attaques républicaines, dont Scor, Allianz et Axa, qui présidait la NZIA.
« Dès 2005, le rapport Freshfield, commandé par les Nations Unies avait conclu à la légalité de l’ISR, ce qui a été confirmé dans sa mise à jour de 2009, sous le titre « Fiduciary responsability », et son extension en 2021, sous le titre “A Legal Framework for Impact” (Un cadre juridique pour l’impact), rappelle Alexandre Lengereau. Aux Etats-Unis, on n’a pas avancé d’un iota, cela nous ramène 15 ou 20 ans en arrière », déplore le fondateur du cabinet Amadeis.
Les pragmatiques (presque chacun d’entre nous)
Admettant la réalité du réchauffement climatique, les pragmatiques estiment pourtant que la transition énergétique est impossible à réussir sans une continuité d’approvisionnement en énergies fossiles, qui serait menacée par les restrictions d’investissement pénalisant déjà le secteur. « Après le dernier pic quand le pétrole dépassait durablement 100 dollars le baril en 2014, l’abondance d’investissement dans le secteur pétrolier avait rendu l’offre excédentaire, avec notamment le développement du pétrole de schiste aux USA », rappelle Renaud Saleur, fondateur de la société de gestion Anaconda Invest, spécialisée dans l’énergie. A l’époque, pour chaque baril vendu, les groupes pétroliers renouvelaient leurs réserves à 90 %. Mais avec le repli du pétrole, et après 10 ans de sous-investissement, il y a si peu d’exploration que le renouvellement des réserves ne couvre plus que 10 % de la consommation. « Résultat, les réserves des majors, comme Exxon, TotalEnergies ou Shell, ont baissé d’environ 12 ans de consommation en 2014, à 6 ans aujourd’hui, poursuit Renaud Saleur. Bien sûr, il reste des réserves, mais pas exploitables en l’état. Il faudrait doubler les investissements annuels, si on veut éviter leur épuisement face à la demande ».
Et c’est sans compter la demande d’énergie fossile générée par la transition énergétique elle-même. « Qu’il s’agisse de panneaux solaires, d’éoliennes ou de batteries pour véhicules électriques, les besoins d’infrastructures requièrent davantage d’exploitations minières, notamment de cuivre, dont l’extraction repose à plus de 60 % sur des énergies fossiles », décrypte Renaud Saleur.
Certes, les groupes pétroliers accumulent à nouveau des profits record, grâce au rebond de l’or noir, tiré par la guerre en Ukraine et la reprise post-Covid, mais le secteur est lentement tombé en relative disgrâce auprès des investisseurs. « Le poids du secteur énergétique a été divisé par six depuis 1980, pour passer d’environ 30 % de l’indice boursier S&P 500, à moins de 5 % aujourd’hui », souligne Renaud Saleur.
Sans aller jusqu’à la pénurie, le principal risque lié au sous-investissement dans les énergies fossiles est la flambée de leurs prix, avec son coût politique, social… et budgétaire. Car derrière leurs promesses écologistes, les responsables politiques doivent affronter la vindicte d’électeurs toujours utilisateurs d’énergies fossiles.
Dès 2018, le gouvernement Macron a gelé les tarifs du gaz et de l’électricité, et renoncé à augmenter les taxes sur les carburants, face à la fronde des Gilets Jaunes. En 2022, le gouvernement Macron a encore subventionné les carburants fossiles, face à la flambée des prix. Chahuté à sa dernière Assemblée générale, Patrick Pouyanné, le Pdg de TotalEnergies, a eu beau jeu de pointer l’incohérence des Européens ayant « subventionné les énergies fossiles à hauteur de 500 milliards l’an dernier, parce que les clients ne voulaient pas voir les prix s’envoler ».
Le revirement de la Commission européenne sur l’investissement dans les énergies fossiles illustre parfaitement ce dilemme. Tandis que le règlement européen Taxonomy, adopté le 18 juin 2020, visait initialement à exclure toutes les énergies fossiles des activités considérées comme contribuant à ralentir le réchauffement climatique, la Commission européenne a fait volte-face le 2 février 2022, en approuvant un acte délégué complémentaire sur le climat incluant des activités spécifiques liées au gaz dans la liste des activités économiques couvertes par la taxonomie de l’UE…