T&E – Après une certaine euphorie autour du potentiel de l’hydrogène vert, on assiste aujourd’hui à une montée du scepticisme et même des résistances sur le développement de la filière. Comment faites-vous face ?
P.B. – Nous sommes au pied du mur. Certains ont survendu l’hydrogène qui était une solution miracle à la transition énergétique. Nous sommes maintenant arrivés à un moment clé où nous changeons d’échelle. Cela pose de nouveaux problèmes. Pour autant, cela ne veut pas dire que la filière n’est pas mature ni incapable de changer de dimension. Les déploiements en cours sont d’autant plus indispensables. Les retarder serait une erreur. Ils vont permettre de surmonter les obstacles, de gagner en expérience, et nous n’avons pas de temps à perdre avec le changement climatique. Il faut faire en dix ans avec l’hydrogène ce que les autres filières ont fait en trente ans.
T&E – Qu’est-ce qui est fait et qu’est-ce qu’il reste à faire ?
P.B. – Nous avons avancé finalement assez vite depuis la publication en septembre 2020 de la stratégie nationale hydrogène. Les trois axes définis alors étaient les bons : décarboner l’industrie et rendre compétitive la filière française de l’électrolyse, décarboner la mobilité lourde ou intensive et garder ou acquérir un haut niveau de compétences. Cela s’est traduit par la réalisation de nombreux démonstrateurs.
Nous avons 30 MW d’électrolyseurs installés. Il y a 300 MW de projets décidés et lancés, mais nous sommes encore loin des objectifs de 6 500 MW. On peut considérer que 2 à 3 000 MW sont aujourd’hui potentiellement financés.
En termes de financements, le gouvernement a promis 7,2 milliards d’euros complétés par 1,9 milliard venant de France 2030. Nous en sommes à la troisième vague des accords donnés aux projets importants d’intérêts européens ou PIEEC. Beaucoup de choses ont été faites, mais cela reste encore insuffisant.
T&E – Même si c’est compliqué pour vous qui représentez l’ensemble de la filière de le reconnaître, l’impulsion pour changer de dimension et d’échelle rapidement dans la production et la consommation d’hydrogène ne peut venir que des grands groupes : Air Liquide, Engie, TotalEnergies, EDF, Siemens…
P.B. – C’est plus compliqué que cela. D’abord, tous les projets n’ont pas une dimension d’un milliard d’euros. Un certain nombre de start-up, parmi les plus ambitieuses et les plus prometteuses, ont passé des alliances avec de grands groupes qui sont entrés dans leur capital.
Dans le développement de la filière, nous avons aussi buté logiquement sur un certain nombre d’angles morts qui n’étaient pas identifiés ou pas suffisamment pris en compte dans la stratégie définie il y a près de quatre ans. Cela va être corrigé dans l’actualisation de cette stratégie.
T&E – Quels sont ces angles morts ?
P.B. – Parmi les questions qui n’avaient pas été envisagées, il y a celle de l’importation d’hydrogène décarboné. Nous avions considéré alors que nous aurions suffisamment d’électricité décarbonée, notamment grâce au nucléaire, ce qui n’est pas le cas de nos amis allemands qui considéraient qu’ils n’auraient jamais assez d’électricité renouvelable pour alimenter leurs électrolyseurs.
Mais importer en masse de l’hydrogène des pays du sud qui bénéficient d’un ensoleillement important et de grandes surfaces disponibles pour implanter des centrales solaires pose de sérieux problèmes techniques, logistiques et économiques. Nous avons publié une méta-analyse sur la question à partir de travaux effectués un peu partout dans le monde. Elle montre que la compétitivité de l’hydrogène produit dans les pays du sud n’est pas du tout assurée par rapport à celle fabriquée en Europe.
L’hydrogène est un gaz très peu dense. Il faut donc le liquéfier pour le transporter par navires, mais cela nécessite beaucoup d’énergie puisqu’il faut amener sa température à -253 degrés Celsius. Et la densité alors de l’hydrogène liquéfié reste faible, très nettement inférieure par exemple à celle du gaz liquéfié. Pour le transporter, on peut le transformer, par exemple en ammoniac. Mais cela coûte cher et nécessite des équipements importants. Par ailleurs, les installations pour le transport n’existent pas, que ce soient les installations portuaires pour l’hydrogène et l’ammoniac et les navires spécialisés ou les gazoducs quand cela est possible.
Enfin, les volumes de production ne sont pas du tout assurés même si on peut transporter l’hydrogène par gazoduc avec par exemple le projet BarMar (Barcelone – Marseille) qui relie l’Espagne, la France et doit aller ensuite en Allemagne. Il sera alimenté par de l’hydrogène fabriqué en Afrique du Nord avec de gigantesques parcs solaires. Pour être rentable, il lui faut 2 millions de tonnes par an. Cela nécessite 110 TWh d’électricité. L’ensemble des consommations d’électricité du Maroc, de l’Algérie, de la Tunisie et de la Libye représentent aujourd’hui 170 TWh. Tout cela fait qu’on ne voit pas d’importations d’hydrogène à l’échelle avant la fin de la prochaine décennie, dans une quinzaine d’années.
L’autre angle mort qui n’a pas été abordé dans la stratégie 2020 est celui qui consiste à ne pas se limiter à l’électrolyse pour produire de l’hydrogène bas-carbone mais aussi utiliser la biomasse via des procédés de pyrogazéification ou de plasmalyse qui consiste à utiliser des torches à plasma pour casser la molécule de méthane. Dans ce dernier cas, on en est encore au stade expérimental mais cela est très prometteur, car la consommation d’électricité est beaucoup plus faible qu’avec les électrolyseurs.
T&E – Compte tenu de ces problématiques, une solution ne serait-elle pas de fabriquer de l’hydrogène avec de l’électricité nucléaire quitte même à consacrer des réacteurs uniquement à celle activité ?
P.B. – Solution dédiée, je ne sais pas. J’imagine plutôt aujourd’hui des contrats à long terme dans lesquels l’acheteur d’électricité prend une participation dans le financement de la construction de la centrale nucléaire en échange de la garantie de fourniture d’électricité à un tarif défini.
Maintenant techniquement les SMR [petits réacteurs nucléaires modulaires] peuvent présenter des avantages. Il est prévu ainsi que celui développé par EDF, Nuward, ait une sortie chaleur pour alimenter des électrolyseurs haute température qui ont des rendements très intéressants. EDF est d’ailleurs en train de tester cette technologie au Royaume-Uni.
T&E – Il y a enfin une évolution qui semble prometteuse, même s’il faut éviter de trop s’emballer, celle de l’hydrogène naturel ou géologique. Il ne s’agit plus alors d’un vecteur d’énergie à fabriquer mais d’une ressource naturelle, décarbonée et renouvelable.
P.B. – De l’hydrogène naturel il y en a. C’est une évidence. En France, six demandes de permis ont été déposées pour en chercher et une a déjà été accordée. Il y a une quinzaine de sociétés dans le monde qui se sont lancées dans cette aventure. On peut imaginer que les premières explorations après les études du sous-sol interviendront au plus tôt dans deux à trois ans. Cela signifie qu’avant dix ans il est difficile d’imaginer une production. C’est très intéressant, mais attention à ne pas en faire un prétexte pour retarder ce qui est lancé aujourd’hui. Produire de l’hydrogène en France, c’est compliqué et cela demande des efforts. Cependant on ne peut pas considérer qu’on peut y renoncer parce qu’on va trouver de l’hydrogène exploitable en grande quantité dans le sous-sol ou qu’on va pouvoir en importer massivement et à bon prix.
Propos recueillis par Éric Leser