Le choc pétrolier et gazier que nous connaissons aujourd’hui, amplifié par l’invasion de l’Ukraine par la Russie, est comparable par son ampleur et son impact à ceux des années 1970 (voir page 19). Mais il n’a pas cette fois uniquement des origines conjoncturelles. L’envolée des prix de l’énergie et des matériaux dits stratégiques a également des causes structurelles profondes et a commencé d’ailleurs bien avant la guerre en Ukraine et même avant la pandémie. Elle tient à la façon chaotique dont nous avons mené lors des dernières années la transition énergétique, sans planification, sans anticipation, sans réelle vision des obstacles à surmonter.
Détruire l’ancienne économie avant d’avoir construit la nouvelle
Nous avons commencé à démanteler et même détruire l’ancienne économie, faute notamment d’investissements dans les productions d’hydrocarbures, que nous avons presque criminalisés. Nous n’avons pas bâti, non plus, les fondations de la nouvelle économie, à commencer par un outil de production de matières premières stratégiques indispensables que sont, entre autres, le lithium, le cuivre, l’aluminium, le cobalt… Qu’on le veuille ou non, la nouvelle économie a besoin de l’ancienne pour se développer et même pour exister. Les panneaux solaires, les véhicules électriques, les éoliennes, les filières hydrogène, la géothermie, les carburants synthétiques, les nouveaux réacteurs nucléaires… ne peuvent être fabriqués, installés, transportés sans carburants fossiles. Et si ces derniers viennent à manquer, si l’offre baisse trop rapidement par rapport à la demande, cela rend encore bien plus difficile la transition vers les nouvelles sources d’énergie et les nouvelles technologie et cela rend encore plus problématique son acceptation sociale.
Dans nos sociétés d’économies de marché sophistiquées, les pénuries ne se traduisent pas, la plupart du temps, par des queues interminables devant les boulangeries ou les stations services ou par des coupures de courant et de gaz. Mais par des hausses de prix qui reviennent de fait à éliminer une partie de la demande. Cela ne les empêche pas d’être bien réelles.
Mais elles peuvent apparaitre comme salutaires. Elles démontrent que la transition exige une stratégie de longue durée, qu’il n’y a pas de solutions miracles, que les éoliennes, les panneaux solaires et les véhicules électriques sont nécessaires, mais ne sont que des éléments parmi d’autres et surtout qu’il faut bien mesurer les conséquences de leur adoption massive. L’Allemagne vient d’en apporter la preuve par l’absurde.
L’Allemagne s’est fourvoyée
Elle a consacré depuis plus d’une décennie plus de 550 milliards d’euros à développer les éoliennes et les panneaux solaires. Mais elle l’a fait sans se soucier des conséquences et des effets induits. Compte tenu de l’intermittence de la production de ses renouvelables et de la volonté allemande d’abandonner le nucléaire, pour des raisons idéologiques, et le charbon, parce qu’il émet beaucoup de gaz à effet de serre, le pays est devenu de plus en plus dépendant des centrales à gaz. Non seulement aujourd’hui, son électricité lui coûte très cher, mais en plus elle est à la merci des producteurs de gaz, à commencer par la Russie. Au point que le gouvernement allemand, qui compte pourtant les Verts dans sa coalition, vient d’admettre que la politique de transformation énergétique (Energiewende) suivie depuis deux décennies par Angela Merkel s’est fourvoyée.
Une stratégie que la Commission européenne a pourtant fait sienne et voulu imposer à tous les États membres. L’idée, que l’on retrouve dans le « Green New Deal » présenté en fanfare en juillet 2021 par la Présidente de la Commission, Ursula Von der Leyen, est que la substitution des énergies carbonées par des sources moins carbonées se fera «naturellement» en quelques années à coups de subventions, de taxation et de politiques fiscales incitatives. Il suffit pour les technocrates bruxellois d’imposer aux entreprises et aux populations des changements de comportement, pour les premières dans leurs investissements et leurs choix stratégiques et pour les secondes en matière de transports, d’alimentation et d’habitation… Tout cela a été balayé en huit mois.
La facilité est de s’attaquer uniquement à l’offre d’énergie
S’attaquer uniquement à l’offre d’énergie en la restreignant pour mener la transition est à la fois dangereux et démagogique. La transition a consisté surtout jusqu’à aujourd’hui à réduire le financement des investissements dans la recherche et la production d’énergies fossiles et dans leur utilisation. Cette stratégie était soutenue et encouragée par les ONG, par les gouvernements, par la finance, par les institutions internationales. L’Agence internationale de l’énergie (AIE) exigeait au début de l’année dernière que cessent immédiatement tous les nouveaux investissements dans les énergies fossiles autres que ceux déjà approuvés. Cette stratégie de transition par la contrainte et la pénurie en espérant que cela va fonctionner s’apparente à de la pensée magique. Non seulement, c’est celle de la facilité mais elle se double aussi d’une morale de pacotille, les fossiles c’est mal et les renouvelables c’est bien… Sauf que cela ne fonctionne pas. Parce que les renouvelables (éolien et solaire) produisent de façon intermittente et aléatoire au gré de la météorologie et parce que nous ne sommes pas capables, techniquement, de stocker de l’électricité à grande échelle. L’équilibre de notre système électrique en Europe repose donc sur une base de production dite pilotable, mobilisable à tous moment pour répondre à la demande, de plus en plus étroite et fonctionnant de plus en plus uniquement au gaz.
Il faut ajouter à ce constat, deux autres enseignements importants à retirer du choc pétrolier et gazier. D’abord, se passer progressivement des énergies fossiles est non seulement nécessaire pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, mais aussi pour échapper à notre dépendance envers les pays producteurs. Cette question de la souveraineté énergétique et de la sécurité des approvisionnements semblait pour beaucoup appartenir au xxe siècle. Elle n’a jamais disparu et ne dis- paraitra jamais. Car la dépendance énergétique conduit à la soumission.
Le dernier enseignement, sans doute le plus important, est que le principal problème à surmonter pour réussir la transition consiste à la rendre acceptable socialement. Cela est devenu une évidence même pour les militants du climat les plus dogmatiques. Quand à l’automne dernier les prix du gaz et de l’électricité ont flambé en Europe. Tous les gouvernements, sans exception, sont alors venus au secours de leurs populations… en subventionnant de fait les énergies fossiles. Les questions d’émissions de gaz à effet de serre et d’engagements internationaux pour les diminuer ont soudain disparu. Cela a été encore plus flagrant après l’invasion de l’Ukraine.
Une baisse du niveau de vie
L’Allemagne, toujours elle, a ainsi décidé de prolonger la durée de vie de ses centrales au charbon. Elle a même envisagé un temps de ne pas arrêter cette année, comme prévu, les trois derniers réacteurs nucléaires du pays. Mais cela a été abandonné. Pas pour des raisons politiques et idéologiques, mais pour des raisons techniques… La même Allemagne s’emportait encore en février contre la décision de la Commission européenne de considérer comme «durable» l’énergie nucléaire.
Mais la question sociale de la transition va beaucoup plus loin que réussir à se passer, au moins en partie, des hydrocarbures russes. Sachant que la Russie étant un État pétrolier et gazier, il n’est d’ailleurs peut-être pas judicieux de tenter de le priver des revenus indispensables à son existence. À moyen et long terme, la transition ne peut que se traduire, c’est mécanique, par un renchérissement des prix de l’énergie et une baisse générale du niveau de vie. Il est donc indispensable de l’anticiper et d’en limiter les effets pour les plus vulnérables. Quand le prix de l’énergie augmente, la perte de pouvoir d’achat est disproportionnées pour les ménages les plus modestes, pour lesquels la consommation d’énergie représente une fraction importante de leurs revenus. En France, les 20% des ménages en bas de l’échelle des revenus consacrent 15% de leurs ressources à l’achat d’énergie, c’est seulement 5% pour les 20% de ménages en haut de l’échelle des revenus. Et puis la transition va nous appauvrir, au moins dans un premier temps, car elle va détruire des activités et parce qu’elle nécessite des investissements massifs dans le nouveau nucléaire, dans la production et le stockage d’électricité renouvelable, dans la décarbonation de l’industrie et des transports, dans la rénovation thermique des bâtiments et des logements, dans l’innovation et le développement de nouvelles technologies, dans l’amélioration des batteries, dans la capture et le stockage du CO2, dans la géothermie, dans la création de filières d’hydrogène vert…
Epargner davantage et consommer moins
Mais pour être capable de mener tout cela de front, il faut, selon les économistes, augmenter durablement le taux d’investissement de l’ordre de 4 à 5 points de Pib (la richesse nationale)… pendant trente ans. C’est considérable. Il faut donc épargner bien davantage et consommer moins. Ce sera d’autant plus douloureux que le niveau du Pib risque de ne pas beaucoup augmenter dans le même temps. La croissance sera faible car la création de capital nouveau sera compensée, largement au début, par la destruction de capital ancien… et d’emplois dans de nombreux secteurs d’activité. On peut citer pêle-mêle la production et l’utilisation d’énergies fossiles (centrales au fioul, au charbon, raffineries, stations services), la production et l’entretien de voitures thermiques, la production de biens intermédiaires à partir d’énergies fossiles (acier, ciment, aluminium, chimie).
On prévoit, par exemple, qu’en Europe au moins 500.000 emplois seront perdus dans la filière automobile. Certes, des emplois nouveaux seront créés, dans les renouvelables et dans la rénovation thermique des bâtiments. Mais ils auront pour la plupart des niveaux de rémunérations plus faibles que les emplois détruits. Sauf dans l’industrie nucléaire.
Nous avons déjà été capables de transformer en quelques années nos systèmes énergétiques
Autre difficulté, la rentabilité des investissements dans la transition énergétique est en général modeste, de l’ordre de 5% pour la production d’électricité décarbonée subventionnée ou très faible, 1% pour la rénovation thermique des logements et la décarbonation de l’industrie. Le secteur privé est donc peu incité à réaliser ces investissements. Une partie importante ne peut venir que du secteur public, notamment dans les transports collectifs, les réseaux électriques, le nucléaire, et sera financé via l’impôt, dans les pays bien gérés, ou la dette dans les autres…
En dépit de ses obstacles sociaux, micro et macro économiques, il y a des raisons d’être relativement confiant. Maintenant que la réalité énergétique s’est imposée, nous pouvons prendre la question de la transition à bras le corps et l’aborder avant tout comme un problème d’ingénierie et d’économie, pas comme une question morale, idéologique ou uniquement politique. L’équation est simple, au moins à poser. Comment substituer des énergies décarbonées aux énergies fossiles sans mettre en péril nos économies et nos sociétés.
Nous avons les capacités de nous adapter rapidement et de transformer nos systèmes énergétiques bien plus vite qu’on l’imagine. Nous l’avons prouvé dans le passé. Nous avons été capables dans les années 1970, quand il s’agissait d’un impératif de sécurité nationale, de mobiliser les moyens nécessaires. La France a alors lancé et mené à bien en quelques années un programme massif de construction de 58 réacteurs nucléaires. Ils sont encore aujourd’hui le socle décarboné de notre production électrique. Nous pouvons encore le faire.
Eric Leser