En mars 2022, quelques semaines après l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe, un groupe d’économistes de l’IFO Institute de Munich, l’organisme de recherche économique allemand le plus réputé, avait rendu publique une étude approfondie soulignant que si les prix de l’énergie pouvaient s’ajuster librement, l’impact même d’un choc important sur l’approvisionnement d’énergie provenant de la Russie vers l’Europe serait relativement limité. Une analyse rejetée brutalement par le chancelier allemand Olaf Scholz, par Emmanuel Macron et par la plupart des dirigeants et des institutions européennes qui en mode panique cherchaient à s’assurer des approvisionnements en gaz un peu partout dans le monde.
Olaf Scholz avertissait que si la Russie cessait de vendre du pétrole et du gaz à l’Allemagne «des branches entières de l’industrie devraient fermer». Le gouvernement français lançait lui à la fin de l’été 2022 une campagne massive demandant aux Français et aux entreprises de limiter à tout prix leurs consommations d’énergie. Certaines études catastrophiques, qui attiraient alors beaucoup l’attention des médias, estimaient que dans certaines filières industrielles intensives dans leur usage d’énergie, la production pourrait s’effondrer et créer des millions de chômeurs…
Les capacités de substitution et d’adaptation de l’économie de marché
En fait, les économistes de l’IFO Institute avaient raison ce que les faits allaient démontrer quelques mois plus tard. Ils avaient dans leurs modèles et raisonnements intégré, ce que les autres ne faisaient pas, la compréhension des élasticités de substitution. Lorsque les dirigeants politiques, bon nombre d’experts et les citoyens pensent aux conséquences d’une réduction de 40% de l’approvisionnement en gaz naturel, ils supposent implicitement que chaque industrie dépendante du gaz naturel devra réduire sa consommation de 40%. Ils envisagent ensuite la baisse de production qui pourrait en résulter et les effets en cascade sur les industries en aval et l’économie en général. Il est facile de paniquer en utilisant ce type de raisonnement.
Mais il est faux. Lorsque les économistes ont souligné qu’il existait de grandes possibilités de substitutions, ils se sont heurtés à l’incrédulité et à l’incompréhension. Elles provenaient d’un manque d’appréciation des nombreuses possibilités de substitutions et d’adaptation qui existent au sein d’une économie de marché et d’entreprises capitalistes. Et ces capacités de substitutions sont d’autant plus importantes et rapides qu’il n’y a pas de blocage des prix comme cela s’est passé en Allemagne.
L’exemple des chocs pétroliers des années 1970
L’incompréhension vient de ce que l’on pense qu’il faut que chaque utilisateur de carburant trouve des substituts. Ce n’est pas le cas. Dans la réalité, lorsque les prix des carburants augmentent, ceux dont les coûts de substitution sont les plus faibles changent les premiers, libérant ainsi du carburant pour les utilisateurs qui ont plus de difficultés à trouver des solutions de remplacement. Une seule industrie ayant des possibilités de substitution, combinée à quelques industries modérément adaptables, peut produire un effet général significatif.
Dans leur remarquable manuel d’économie intitulé Modern principles of Economics, les professeurs américains Tyler Cowen et Alex Tabarrok de la George Mason University montrent comment le choc pétrolier des années 1970 a incité bon nombre d’entreprises à changer rapidement de modèles d’approvisionnement et de production comme augmenter la production d’éthanol au Brésil ou remplacer l’asphalte par des briques pour construire des routes. Des évolutions que les planificateurs et la plupart des économistes n’arrivent pas à prendre en compte.
«Une formidable capacité d’adaptation…»
C’est en partie ce qu’il s’est passé au cours des derniers mois en Europe en général et en Allemagne en particulier. L’approvisionnement en gaz russe a effectivement été réduit de manière très substantielle, mais l’économie allemande ne s’est pas effondrée et s’est au contraire révélée aussi robuste que prévu, voire plus. Cela est lié à l’effet de substitution mais également aux nouveaux approvisionnements que l’Europe a réussi à obtenir en quantités, notamment auprès des Etats-Unis (Gaz naturel liquéfié ou GNL), à une météorologie très clémente tout au long de l’hiver qui a réduit la consommation des ménages.
Dans une note publiée il y a quelques jours, les économistes de l’IFO Institute ont actualisé leur analyse. «Les résultats économiques confirment l’argument théorique central selon lequel les macro-élasticités sont plus importantes que les micro-élasticités et que les effets en cascade le long de la chaîne d’approvisionnement seraient atténués au lieu de détruire l’ensemble du secteur industriel de l’économie. Comme prévu, les producteurs se sont partiellement tournés vers d’autres combustibles ou fournisseurs de combustibles, ont importé des produits à haute teneur énergétique, tandis que les ménages ont ajusté leurs habitudes de consommation…. Les économies de marché ont une formidable capacité d’adaptation qui a été largement sous-estimée. En outre, le ministère allemand de l’économie a très bien réussi à s’approvisionner rapidement en gaz auprès de pays tiers et à mettre en place des capacités de GNL. Enfin, le fait que les responsables politiques allemands se soient abstenus d’imposer un plafonnement des prix du gaz naturel (comme dans de nombreux autres pays européens) et aient opté pour des transferts forfaitaires basés sur la consommation historique de gaz des ménages et des entreprises a probablement contribué à cette réussite.»