«Heureux l’homme des champs s’il connaissait son bonheur.» Depuis Virgile, les hommes de la terre sont en quête de bonheur car ils n’ont jamais su que celui-ci se trouvait dans leurs champs. Beaucoup d’entre eux ont alors tenté leur chance en rejoignant les villes. L’exode rural, achevé chez nous mais continuant sous d’autres latitudes, démontre que la vie citadine et le confort matériel qu’elle induit gardent un fort pouvoir d’attraction. Pour beaucoup (et on les comprend), la rupture avec la terre a constitué un grand soulagement.
Les paysans se sont transformés en agriculteurs
Les paysans ont ainsi disparu. Certains sont restés au pays, mais ils se sont transformés en agriculteurs. Le métier, à partir des années 1950, s’est considérablement transformé. Les exploitations se sont agrandies, le machinisme agricole est apparu en même temps que les produits phytosanitaires et les engrais azotés. Les rendements se sont envolés et la France est devenue l’une des premières puissances agricoles du monde. Les agriculteurs pouvaient légitimement bomber le torse.
Toutefois, garder le moral n’a pas été simple. Il a fallu accepter les subsides de la Politique agricole commune (PAC) au risque de devoir laisser son Massey Fergusson au garage… Les parents, même s’ils vivaient chichement, cultivaient fièrement leur indépendance. S’habituer à sa nouvelle condition, celle d’une sorte de fonctionnaire avec tracteur comme voiture de fonction, n’a pas été une sinécure. Sans compter que les aides européennes furent aussi synonymes de montée en puissance de la paperasse… Il a fallu répertorier son bétail, déclarer ses surfaces cultivées, scrupuleusement consigner ses épandages pour pouvoir, le cas échéant, montrer son beau cahier à l’inspecteur de la DDA ou de l’Agence de services et de paiement…
Le légitime souci de l’environnement est devenu un rouleau compresseur idéologique
Heureusement, cependant, l’essentiel du métier se déroulait toujours au grand air ! L’inconvénient, toutefois, est qu’on peut vous épier plus facilement. Des regards inquisiteurs venus des villes se sont posés sur les campagnes. L’arrachage des haies, l’épandage d’engrais ou de pesticides, la pratique ancestrale du labour, entre autres, ont été montrés du doigt parce qu’ils étaient accusés tantôt de détruire la biodiversité, tantôt de dégrader la beauté des paysages ou d’empoisonner les sols ou les rivières. Dans l’euphorie, sans doute, l’agriculture avait péché par orgueil. Incontestablement, les premières normes environnementales avaient permis aux exploitations d’améliorer leurs pratiques.
Pourtant, comme souvent, le mieux est l’ennemi du bien. Le légitime souci pour l’environnement s’est mué en un rouleau compresseur écologique. Il s’est agi soudainement de sauver le monde en commençant par la minuscule abeille et en finissant par l’incommensurable climat. Les agriculteurs qui avaient pendant des siècles subi les humeurs des petits ravageurs de cultures et les caprices du temps apprenaient sur le tard qu’ils pouvaient finalement présider aux destinées de l’infiniment petit et de l’infiniment grand… Avec les ambitions, vinrent sans surprises de nouvelles normes, de nouvelles contraintes et de nouvelles charges… Songez ainsi que des outils essentiels comme le glyphosate et les néonicotinoïdes, jugés quasiment sans danger par les autorités sanitaires et scientifiques américaines, sont accusés chez nous de tous les mots et ont été interdits par une Europe toujours désireuse de laver plus blanc que blanc. Dans un contexte mondial de plus en plus concurrentiel, l’agriculture française a fini par perdre en compétitivité et ne demeure une puissance exportatrice qu’uniquement grâce aux vins et aux céréales.
De bons petits soldats de la transition écologique
Certains ne supportant plus le poids des contraintes ont fini par jeter l’éponge ou carrément se jeter dans la fosse à purin. D’autres, poussés par l’instinct de conservation, ont vu poindre une bonne affaire. Au nom de cette écologie qui ne leur avait rien pardonné, les hommes des champs ont été invités à devenir de bons petits soldats de la transition énergétique. Ont-ils eu d’autres choix que d’accepter cette main tendue qui tenait autrefois le bâton ? Sur les toits de leurs hangars ou sur leurs parcelles, s’élèvent en tout cas de plus en plus d’éoliennes, de panneaux solaires ou de méthaniseurs. Au nom du bien, les agriculteurs ont dorénavant le droit de souiller les paysages. Quant aux chauves-souris et aux oiseaux sauvés grâce aux contraintes qu’on leur avait imposées naguère, ils peuvent maintenant finir découpés en morceaux au pied des moulins à vent.
Aujourd’hui, un hangar de centaines de m2 équipé de panneaux solaires peut générer parfois autant de revenu que des centaines d’hectares de céréales. Les hommes des champs vont-ils se transformer entièrement en producteurs d’énergie subventionnée ? Et surtout, vont-ils encore, à cause des contraintes trop fortes et des rémunérations trop faibles, trouver le courage et la motivation de nourrir la France ? Il est possible qu’ils se ruent inconsidérément vers ces sources intermittentes d’énergie dont la pertinence est pourtant si contestable. Il n’est pas sûr alors qu’ils conservent ce sentiment de fierté qui, malgré les difficultés, ne les avait jamais quittés. Dans ce monde de fou où tant d’employés et de cadres s’interrogent (avec raison) sur le sens de leur travail, ils avaient au moins la certitude de pratiquer un métier dont personne ne pouvait contester l’utilité. Si seulement l’homme des champs connaissait son bonheur !