En septembre dernier, le gouvernement a dévoilé les grandes mesures de son plan de relance de 100 milliards d’euros. Sur cette enveloppe totale, 40 milliards sont dédiés à la réindustrialisation de la France, dont une partie doit contribuer à la mise en œuvre de la Stratégie nationale bas carbone. Les résultats prometteurs du fonds dédié à la décarbonation de l’industrie ont d’ailleurs été dévoilés le 17 décembre. Cette actualité très stimulante nous invite à réfléchir aux grands enjeux de ce secteur.
Parmi les filières dont la décarbonation est essentielle dans la perspective d’une limitation du réchauffement climatique, l’industrie lourde ou énergo-intensive est longtemps restée un impensé. Elle constitue pourtant une priorité: pour atteindre les objectifs de la Stratégie nationale bas carbone, ce sont en effet 81% des émissions de l’industrie qui doivent baisser.
Et l’industrie lourde quant à elle représente à peu près les trois quarts des émissions de l’industrie. Ainsi, la tendance actuelle visant la résilience industrielle du pays exige nécessairement sa compétitivité mais aussi sa décarbonation en tenant compte de toute la chaîne de valeur, y compris l’amont. Il semble inutile de relocaliser l’industrie pharmaceutique si l’industrie chimique reste à l’étranger ou si cette dernière est française mais carbonée.
L’industrie un enjeu trop longtemps négligé
La décarbonation du pays est pourtant le plus souvent évoquée sous l’angle du logement, du transport et de l’agriculture (à travers l’alimentation) mais très rarement par le prisme de l’industrie. Ce déficit structurel d’appropriation des enjeux spécifiques à ce secteur constitue ainsi un obstacle immédiat à toute dynamique de transition. Différents facteurs expliquent ce phénomène.
Contrairement aux secteurs précédemment évoqués, en lien direct avec le quotidien des citoyens, l’enjeu industriel apparaît plus lointain, donc moins attractif pour la presse «grand public». D’un point de vue politique, il constitue par ailleurs une source d’inquiétudes, car il est associé à l’emploi, à la délocalisation, au rôle de la mondialisation voire à la décroissance.
Pourtant, en matière d’actions mises en œuvre, le secteur a très tôt fait l’objet d’un dispositif spécifique, à savoir les marchés des quotas d’émissions de CO2 mis en place à la suite de la ratification par l’Union européenne du protocole de Kyoto au début des années 2000. On a ainsi considéré que l’industrie était un sujet «traité», alors que ce système de quotas est aujourd’hui célèbre pour son extrême complexité et son inefficacité historique. Les récentes réformes et le cours actuel du CO2 doivent cependant tempérer ce sentiment global. Il sera intéressant d’ailleurs d’observer attentivement l’impact qu’aura le rehaussement de l’objectif climatique européen (-55 % d’émission de GES d’ici à 2030) sur ce dispositif en suivant les résultats de la consultation qui est en cours.
Aujourd’hui plus que jamais, un certain nombre d’acteurs dont l’Agence pour la transition écologique (Ademe), voient ainsi un enjeu crucial à repositionner l’industrie lourde dans le débat public, en commençant notamment par combler ce déficit d’appropriation et de connaissance du sujet au sein de la population mais aussi chez les «spécialistes de la transition».
Des défis technologiques comme économiques
Mais de quoi parle-t-on lorsqu’on évoque les industries dites «lourdes»? Elles désignent l’ensemble des procédés qui consistent à transformer une matière première «naturelle» en un matériau brut, grâce à une consommation énergétique importante. À titre d’exemple, on peut citer la transformation de la silice en verre, celle du minerai de fer en acier ou enfin celle de la saumure en chlore (co-produisant également, via l’électrolyse, de la soude et de l’hydrogène). Pour cela, de forts capitaux sont initialement nécessaires à la constitution de l’actif de production (l’usine en tant que telle). Il y a ainsi pour les industriels un enjeu économique à intensifier l’usage de l’actif sur une période la plus longue possible, ce qui, couplé au déficit structurel d’investissement industriel, a malheureusement conduit à un parc d’usine français (et européen) extrêmement vieillissant.
Dans le contexte de la décarbonation, le premier enjeu pour ces industries est celui de la sobriété. Produire moins, à partir de matières recyclées et via des procédés plus efficaces d’un point de vue environnemental. Il s’agit ensuite pour elles de changer de mix énergétique, en se détachant progressivement des énergies fossiles et en dernier lieu d’avoir recours, lorsque c’est industriellement, technologiquement, socialement et économiquement réaliste, à des techniques de captation et de stockage du carbone. Jusqu’ici, l’industrie lourde a souvent eu globalement tendance à surinvestir leur discours sur cette dernière solution.
Peu de solutions matures
Pour s’engager dans cette démarche structurelle, les entreprises sont néanmoins confrontées à un verrou technologique. Les solutions aujourd’hui matures ou connues en matière de décarbonation demeurent nécessaires mais insuffisantes pour atteindre les objectifs de neutralité carbone. Des innovations de rupture sont absolument nécessaires. Ce défi technologique et temporel se transforme donc en un défi économique. L’industrie fait face à un mur d’investissement à la fois dans des technologies matures mais aussi dans la recherche et développement.
Par ailleurs, dans ces bouquets technologiques à composer, il est dès aujourd’hui indispensable pour une entreprise de l’industrie lourde d’asseoir une trajectoire claire afin ne pas se piéger dans des effets «lockin». En effet, ces émissions «bloquées» sur toute la période d’exploitation d’un équipement peuvent générer, lorsque les durées de vie sont importantes comme c’est le cas dans l’industrie, d’importants risques d’actifs dits «échoués». L’enjeu sera donc de parvenir à investir massivement dans des actifs durables à long terme, sur lesquels pourront être «branchées» des briques technologiques au fur et à mesure pour atteindre à terme les objectifs de neutralité carbone.
Le cas du ciment
Dans cette perspective, l’Ademe pilote depuis l’an dernier, à travers le projet Finance Climact l’élaboration de plans de transition pour les neuf secteurs industriels les plus intensifs en énergie: l’acier, l’aluminium, le verre, le ciment, l’éthylène, le chlore, l’ammoniac, le papier/carton et le sucre.
Chacune de ces feuilles de route s’articule en quatre volets –technologique, financement, marché et emploi, et plan d’actions– et s’appuie sur une collaboration étroite avec les principaux acteurs du secteur concernés.
Le secteur du ciment est le premier à faire l’objet d’une telle réflexion, qui vise à analyser en finesse les options technologiques et économiques pour se décarboner. Ce secteur représente en effet à lui seul 1/8e des émissions de l’industrie française. La première phase de travail a consisté à développer un outil modélisant trois types de cimenteries (pour reconstituer le parc Français), utilisant des procédés de fabrication différents mais qui toutes fabriquaient leur propre clinker, le composant le plus carboné du ciment.
Pour chacune, l’impact et le coût des différents leviers d’amélioration possibles ont été modélisés. Parmi ces pistes figurent par exemple l’accélération du recours à des sources d’énergie alternatives au fossile, la baisse du taux de clinker dans les compositions, la mise au point de clinkers alternatifs à l’aide de matières premières décarbonatées, la rénovation des installations et bien sûr la mise en place de nouvelles technologies telles que le captage et stockage du CO2.
Les résultats révèlent qu’une réduction significative de la demande, couplée à un investissement de 3,5 à 4,5 Md€ sur les technologies reconnues, serait nécessaire pour réduire seulement de 40 à 55% les émissions de GES du parc cimentier français. Si l’on exclut un scénario d’effondrement, le recours à l’innovation est donc nécessaire pour tenir l’objectif de –81% d’émissions du secteur industriel fixé par la SNBC.
Pour mettre ces chiffres en perspective, les «investissements corporels bruts moyens» sur la période 2013-2017 du secteur de la fabrication de ciment, chaux et plâtre s’élèvent à 172 M€/an soit environ 5,2 Md€ en cumulé sur 30 ans. Ainsi, en faisant l’hypothèse conservatrice que le secteur du ciment capture l’essentiel des investissements du secteur concerné, l’enjeu majeur est d’en maintenir l’ampleur mais en concentrant leur rythme sur les dix prochaines années (tout en ne les affectant «que» sur des «objets» bas carbone).
Il convient également de noter que la répercussion de ces investissements sur le coût de production serait, selon les usines, de l’ordre de plus 20 à plus 70%. Pour relativiser, des études montrent que cet impact sur le coût de construction d’un logement ne serait qu’une hausse de l’ordre d’un pour cent.
Des politiques publiques très limitées
Les grands groupes industriels ont l’habitude de s’engager au niveau international à réduire leurs émissions –cela a été notamment une avancée majeure de la COP 21 pour mobiliser les acteurs non étatiques.
Cependant, il n’existe pas de dialogue opérationnel à cette échelle entre pays et acteurs économiques. Il est donc nécessaire pour que cela soit fructueux, que ces engagements se décomposent à l’échelle européenne et nationale. Relever des défis d’une telle ampleur exige en effet un alignement des stratégies de l’Europe, de l’État, des territoires et des entreprises.
Nous disposons pour cela d’un atout de taille que les autres secteurs à décarboner n’ont pas: l’industrie lourde ne concernant que quelques dizaines de groupes en France, elle est localisée sur une petite dizaine de zones en France -à Dunkerque, au Havre incluant la vallée de la Seine, à Nantes-Saint Nazaire, à Fos-sur-Mer ou dans la vallée du Rhône, aussi appelée vallée de la chimie. Cette concentration doit permettre un dialogue rapproché et adapté aux contraintes et opportunités locales.
Mais un tel alignement de ces stratégies ne sera possible que s’il existe une confiance mutuelle, à commencer par une visibilité de l’action de l’État et des régions auprès des acteurs de l’industrie et une transparence de ces derniers vis-à-vis des pouvoirs publics.
Pour réaliser des investissements aussi massifs pour leur transition écologique, les acteurs de l’industrie lourde ont en effet besoin d’une bonne confiance dans le marché, d’être assuré d’avoir des débouchés. Il est donc indispensable que les pouvoirs publics se montrent prêts à investir avant les acteurs privés, pour initier un tournant sur le long terme.
Le plan de relance du gouvernement a été réalisé dans un contexte d’urgence sanitaire et économique et dont la durée et l’intensité doivent être interprétées comme une première étape majeure d’orientation des financements vers des actifs ou un marché «vert». Poursuivre ce travail sur du moyen terme est indispensable… dans une logique de contrepartie. Les industriels vont devoir rassurer la société sur leur capacité d’investissement sur le sol français, dans des actifs compatibles avec l’accord de Paris avec une pérennité associée des sites et des emplois industriels. Là encore, le faible nombre de sites à décarboner doit permettre des dialogues et des accompagnements «sur mesure».
Les politiques publiques devront par ailleurs accompagner cette transition, à la fois par un signal prix, encouragé par la hausse du prix du CO2 au cours des dernières années, et en veillant à ne pas provoquer de fuite de carbone, en sachant toutefois que la future taxe carbone aux frontières, prévue dans le plan de relance européen, devrait jouer à terme ce rôle de bouclier antidumping environnemental.
Thomas Gourdon Responsable Adjoint du service industrie à l’Ademe, Ademe (Agence de la transition écologique)
Sylvie Padilla Ingénieure chimiste, chef du service industrie, Ademe (Agence de la transition écologique)
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons Lire l’article original sur The Conversation.