L’épidémie de coronavirus a donné encore plus d’ampleur au débat sur la transition énergétique, sur son urgence, sur les moyens financiers et technologiques à y consacrer, sur les changements nécessaires de société, de modes de vie et de comportements. Cette expérimentation contrainte et forcée, en grandeur réelle, de la mise à l’arrêt d’une grande partie de l’économie mondiale, apporte des enseignements précieux.
Les deux tiers de la planète limitent grandement leur usage de l’automobile et des transports collectifs, ne prennent plus l’avion, ont adopté un mode de vie plus frugal. Les échanges internationaux ont fortement diminué tout comme l’activité industrielle. La décroissance, tant souhaitée par les collapsologues, est là sous nos yeux. Résultat, le confinement et la pire récession depuis la seconde guerre mondiale devraient se traduire, d’après plusieurs analyses, par une baisse moyenne des émissions de CO2 cette année de 5 à 6% à l’échelle mondiale.
Confiner la moitié de la population mondiale a un impact limité
Mais cette baisse, conséquence d’une pandémie tragique et d’un appauvrissement sans précédent sur une si courte période avec un coût social terrible, est presque dérisoire à l’échelle de ce que doit être la transition énergétique. «Si c’est tout ce que nous obtenons en mettant à l’arrêt le monde entier, cela illustre l’ampleur et l’échelle du défi climatique, qui consiste fondamentalement à changer la façon dont nous fabriquons et utilisons l’énergie…», souligne Costa Samaras, expert en énergie de l’Université Carnegie Mellon à Pittsburgh.
Les changements de comportements individuels, aujourd’hui imposés à des milliards de personnes, ne font pas le poids par rapport à une modification structurelle radicale des modes de production et de consommation d’énergies et des technologies utilisées. Cela montre que seules l’innovation, la technologie, la compétitivité économique et des évolutions longues planifiées et généralisées par les gouvernements peuvent avoir l’impact nécessaire.
L’idéologie, le militantisme, les choix individuels et une morale facile du bien et du mal ne sont ni à la hauteur ni à la dimension des enjeux. Il faut le rappeler, l’objectif est de parvenir, chaque année, à une baisse significative, ni artificielle, ni ponctuelle, des émissions de gaz à effet de serre. «D’ici 2030, les émissions devront être réduites de 25% ou de 55% par rapport à 2018 pour mettre le monde sur la voie d’une limitation du réchauffement climatique à respectivement 2°C ou 1,5°C à la fin du siècle», écrivait le Giec l’an dernier.
Les limites de l’action individuelle
«Même aujourd’hui, avec des centaines de millions de personnes tout autour du monde, et notamment dans les pays les plus développés, confinées chez elles, l’économie mondiale continue à consommer de grandes quantités d’énergies fossiles et à émettre beaucoup de CO2. Cette dynamique illustre les limites de l’action individuelle et la nécessité de transformer la façon dont l’économie est alimentée en énergie», souligne Shahzeen Attari, Professeur de l’Université d’Indiana, spécialisé dans l’étude des comportements humains et du changement climatique .
Cette thèse était déjà développée, il y a quelques mois, par Bjorn Lombrog, grand spécialiste de la transition énergétique et Directeur du Consensus Center de Copenhague, dans un article publié par Project Syndicate et intitulé «Empty Gestures on Climate Change» (Des gestes vides sur le changement climatique).
«Utiliser des ampoules basse consommation, laver ses vêtements à l’eau froide, manger moins de viande, recycler et acheter une voiture électrique… Nous sommes bombardés d’instructions par les défenseurs de l’environnement, les lanceurs d’alerte sur le climat et les médias sur ce que nous devons faire tous les jours pour lutter contre le réchauffement climatique. Malheureusement, ses injonctions banalisent le défi du réchauffement climatique et détournent notre attention des énormes changements technologiques et politiques nécessaires pour le combattre.»
Transformer la façon de produire et de consommer l’énergie
Les actions individuelles pour lutter contre le changement climatique, même additionnées, ont finalement un impact assez dérisoire parce que les enjeux de l’énergie sont d’une toute autre dimension. Ce que ne cesse d’écrire l’universitaire Vaclav Smil, qualifié de penseur de l’énergie. «La réalité est que nous brûlons chaque année 10 milliards de tonnes de carburants fossiles. Comment pouvons-nous nous débarrasser de 10 milliards de tonnes…», déclarait-il dans une interview accordée à Transitions & Energies. «Il y a beaucoup de choses que nous ne pouvons pas faire aujourd’hui sans énergies fossiles. Comment chauffer en hiver des centaines de millions de logements? Comment produire par an 1,6 milliard de tonnes d’acier, 4,6 milliards de tonnes de ciment et 180 millions de tonnes d’ammoniac? L’industrie n’a pas aujourd’hui de solutions réalistes et viables et n’en aura pas, au mieux, avant dix à quinze ans. Nous n’avons pas aujourd’hui la moindre technologie pour remplacer les carburants fossiles dans le transport maritime. Les avions électriques sont une plaisanterie: deux sièges et vingt minutes d’autonomie...», ajoutait-il.
Les énergies fossiles ont assuré l’an dernier 81% des besoins énergétiques dans le monde. Elles devraient en représenter encore 74% en 2040. Nous dépensons 129 milliards de dollars par an pour subventionner la production d’électricité solaire et éolienne, mais, selon l’AIE (Agence internationale de l’énergie), ces sources n’assurent que 1,1% des besoins énergétiques mondiaux. L’AIE toujours, estime que d’ici 2040, en ayant dépensé 3.500 milliards de dollars en subventions, le solaire et l’éolien assureront moins de 5% de nos besoins en énergie.
Les actions individuelles, qui peuvent réellement avoir un impact, consistent à exiger des gouvernements qu’ils augmentent considérablement les dépenses de recherches et de développement dans l’innovation énergétique et qu’ils construisent des stratégies de très long terme (sur des décennies) permettant de remplacer progressivement les énergies fossiles en utilisant le solaire, l’éolien, le nucléaire, l’hydrogène, la géothermie, les nanotechnologies, la géo-ingénierie… et en capturant et séquestrant le CO2. Le reste est de la littérature pour alimenter des débats sans fin dans les médias et des injonctions militantes de nature quasi-religieuses pour se donner bonne conscience… expier nos péchés et éviter l’apocalypse.