L’an dernier, plus de 80% de l’énergie primaire consommée dans le monde était toujours d’origine fossile (pétrole, gaz naturel, charbon). La transition énergétique est simple, au moins dans son principe. Elle consiste à substituer à ses combustibles fossiles des sources d’énergie bas carbone pour réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre. Tel est l’objectif du fameux scénario Net Zéro qui doit amener l’humanité à stabiliser la quantité de CO2 dans l’atmosphère d’ici 2050. C’est un objectif on ne peut plus légitime mais qui semble inatteignable quand on prend réellement la mesure de l’ampleur des transformations à mener et des conséquences économiques, sociales et politiques qui en découlent.
Il s’agit de remplacer des équipements et des technologies matures et rentables par d’autres qui ne le sont pas ou beaucoup moins et renchérir ainsi le prix de l’énergie. C’est-à-dire de fait appauvrir les populations. Les progrès matériels sans précédents qu’a connu l’humanité depuis deux siècles n’ont pu se faire qu’avec un accès à des sources d’énergie toujours plus abondantes et à des prix toujours plus abordables. La transition va se traduire par une raréfaction de l’offre énergétique et son renchérissement.
Les cinq super héros
Il faut ajouter à ce constat que jamais dans l’histoire une réelle transition énergétique a été menée. L’humanité n’a fait qu’additionner les sources d’énergie. On consomme aujourd’hui encore du bois et le charbon, le pétrole et le gaz n’ont pas éliminé son usage. Enfin, l’échelle de temps des investissements et des équipements énergétiques n’est pas l’année ou même la décennie mais le demi-siècle. Les réseaux électriques, les centrales, les barrages ont des durées de vie supérieures à 50 ans et ne sont souvent rentables que passé cette échéance.
Cela n’empêche pas Michael Liebreich, le fondateur du think tank Bloomberg NEF (Bloomberg New Energy Finance), d’y croire. Il avait présenté à la fin de l’année dernière cinq raisons qui d’après lui font que la transition énergétique sera difficile à réussir. Il les avait appelés les Cinq cavaliers de l’apocalypse. Dans une seconde partie, cette fois volontairement optimiste publiée il y a quelques jours, il détaille les cinq raisons de croire au succès de la transition et les appelle les Cinq super héros.
Il s’agit : de la croissance exponentielle des renouvelables, de solutions dites de systèmes pour rendre bien plus efficaces et robustes les réseaux électriques, de la compétition acharnée entre les grandes puissances économiques (Etats-Unis, Chine et Europe) pour développer les technologies de décarbonation, de la disparition d’une bonne partie de la demande pour les matériaux stratégiques du fait du recyclage et des progrès technologiques qui permettent d’en utiliser beaucoup moins et enfin d’une mesure exagérée des besoins énergétiques réels qui est la notion de consommation d’énergie primaire.
1)La croissance exponentielle des renouvelables
Il y a vingt ans, en 2004, il fallait une année entière pour installer un gigawatt de panneaux solaires photovoltaïques. En 2010, il fallait un mois. En 2016, une semaine. L’année dernière, un jour. Les installations photovoltaïques cumulées ont été multipliées par dix au cours de cette période. Et le coût des modules est passé de 106 dollars par watt de capacité en 1975 à 0,13 dollar par watt en novembre 2023…
Le secteur éolien a doublé six fois au cours des 20 dernières années. En 2004, 8 gigawatts d’énergie éolienne étaient installés. En 2023, ce chiffre était d’environ 110 GW, dont 12 GW d’énergie éolienne en mer. Les coûts de l’énergie éolienne ont également chuté, passant de 0,12 $/kWh pour les meilleurs projets il y a vingt ans à environ 0,02 $/kWh pour l’éolien terrestre et 0,05 $/kWh pour l’éolien en mer.
En conséquence, l’éolien et le solaire constituent ensemble la source d’électricité dont la croissance est la plus rapide de l’histoire. Il y a vingt ans, ils représentaient moins d’un pour cent de l’électricité mondiale. Il y a dix ans, ce chiffre est passé à 3% et a atteint 15% à la fin de l’année dernière.
En 2004, la plus grande éolienne avait une capacité de production de 2,5 mégawatts. Il y a dix ans, elle atteignait 8 MW. Aujourd’hui, elle est de 15 MW. Les plates-formes marines de la prochaine génération, en cours de développement en Chine, fourniront plus de 20 MW par turbine. Dans le secteur solaire, la capacité de production était d’environ 1,5 GW en 2004 et de 48 GW à la fin de 2014. Elle devrait dépasser la barre du TW d’ici 2025.
« Je suis le dernier à prétendre que nous nous dirigeons vers un monde 100% éolien, hydraulique et solaire », écrit Michael Liebreich. « L’énergie nucléaire et géothermique, les solutions biologiques, la capture et l’élimination du carbone joueront tous un rôle. Je dis simplement que la croissance de l’énergie éolienne et solaire devrait rester exponentielle pendant longtemps », ajoute-t-il.
2)Des systèmes électriques intelligents
Nombreux sont ceux qui doutent de la viabilité d’un système électrique qui serait construit sur des éoliennes et des panneaux solaires à la production intermittente et aléatoire et des batteries pour stocker l’électricité quand il n’y a pas de vent et de soleil. Cela est lié à l’incapacité de construire des systèmes de batteries à l’échelle des besoins électriques d’agglomérations ou de régions pendant plusieurs heures ou plusieurs jours.
Mais pour Michael Libreich, la réponse à l’intermittence ce ne sont pas les batteries. Mais une solution systémique, c’est-à-dire une combinaison de réponses à la demande via des interconnexions, des capacités de production excédentaire, du stockage d’électricité par pompage (STEP), de l’énergie nucléaire, de la production d’hydrogène et du stockage à long terme du biogaz. Tout cela doit être intégré au moyen d’un réseau étendu et géré à l’aide des technologies numériques les plus récentes.
Les véhicules électriques à batteries et les pompes à chaleur sont par ailleurs les technologies naturellement complémentaires de l’éolien et du solaire. Leur utilisation peut être décalée de quelques heures ou de quelques jours pour s’adapter aux déséquilibres de l’offre et de la demande.
3)Une compétition planétaire
Les tendances en matière de renouvelables de véhicules électriques et d’efficacité énergétique devraient suffire à stabiliser les émissions. Mais pour les ramener à Zéro Net, il faut trouver des solutions plus difficiles à mettre en œuvre et à développer pour le chauffage, l’industrie, les produits chimiques, l’aviation, le transport maritime, l’acier, le ciment et l’agriculture.
Mais même dans les secteurs d’activité les plus difficiles à transformer, la décarbonation est désormais en marche. Dans de nombreux cas, il ne s’agit plus seulement de projets pilotes: dans les domaines de la sidérurgie, des engrais azotés, du pétrole et du gaz, du transport maritime et même du ciment, des milliards de dollars publics et privés sont investis dans des technologies prometteuses de décarbonation.
Si l’on ajoute à cela « une nouvelle ère de rivalité internationale entre les États-Unis, la Chine, l’Europe et les puissances industrielles émergentes telles que l’Inde, le Brésil, le Mexique et la Turquie, les conditions sont réunies pour une compétition technologique et économique des industries Net Zéro de l’avenir – faisant de la concurrence entre grandes puissances et de l’élan auto-alimenté des secteurs qui n’ont plus rien à perdre le troisième super-héros », écrit Michael Libreich.
4)Une demande de matériaux stratégiques sous contrôle
Le quatrième super-héros de la transition tient au fait qu’elle nécessitera finalement beaucoup moins de minéraux dits critiques que nous ne le craignons. Il y a deux raisons à cela: recyclage massif et développement continu de technologies utilisant bien moins de ses minéraux dits critiques. On le voit déjà à l’œuvre. « Le vieil adage selon lequel « le remède à la hausse des prix est la hausse des prix » commence à s’appliquer aux minéraux de transition tout autant qu’aux autres produits de base, comme nous le constatons déjà dans les prix des minéraux critiques, qui ont chuté de 80% par rapport à leurs sommets d’il y a deux ans en dépit d’une demande en forte hausse », affirme Michael Libreich.
5)La consommation d’énergie primaire est un leurre statistique
Le défi de la décarbonisation est en fait bien moins massif que ne le prétendent ses détracteurs. La raison réside dans la nature de la demande d’énergie primaire, l’indicateur qui domine le débat public sur la transition. « Malgré son nom, la demande d’énergie primaire n’est pas vraiment une mesure de la demande. Prenons un exemple. Supposons que vous éclairiez votre couloir avec une ampoule à incandescence de 75 watts, allumée 2.000 heures et consommant 150 kWh par an. Alimentez-la avec de l’électricité provenant d’une centrale au charbon ayant un rendement de 35%, ajoutez 10% de pertes sur le réseau et vous créez une demande d’énergie primaire de 476 kWh.
Vous pourriez cependant fournir la même quantité de lumière avec une seule ampoule LED de 10 watts. Avec la même perte de réseau de 10%, elle ne consomme que 22 kWh. Faites fonctionner cette LED avec de l’énergie éolienne, solaire ou hydraulique et vous aurez réduit votre demande d’énergie primaire de 95% et éliminé ses émissions de CO2 – sans réduction de l’utilisation de l’éclairage… La transition ne consiste pas à remplacer toute la demande d’énergie primaire par quelque chose de plus propre, mais simplement à fournir des services énergétiques, en quantité bien moindre, d’une manière propre ».
Pour Michael Libreich, cela laisse en suspens une seule question majeure sur la transition. Elle ne consiste pas à savoir si elle se fera et pourra se faire. Mais si elle se fera à temps…