L’an dernier, 82% de l’énergie primaire consommée dans le monde était d’origine fossile. La transition énergétique consiste à substituer à ses carburants des sources d’énergie bas carbone pour réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre. Voilà le seul et unique objectif du fameux scénario net zero qui doit amener l’humanité à stabiliser la quantité de CO2 dans l’atmosphère d’ici 2050. C’est un objectif évidemment légitime mais quasiment impossible à atteindre. Il faut mesurer l’ampleur et l’échelle des transformations à mener et l’appauvrissement que cela représente. Il s’agit de remplacer des équipements et des technologies matures et rentables par d’autres qui ne le sont pas ou beaucoup moins et renchérir ainsi le prix de l’énergie. Et il faut ajouter que l’échelle de temps des investissements et des équipements énergétiques n’est pas l’année ou même la décennie mais le demi-siècle. Les réseaux électriques, les centrales, les barrages ont des durées de vie supérieures à 50 ans et ne sont souvent rentables que passé cette échéance. Tout cela pour dire que la transition énergétique est une tâche indispensable mais complexe, longue et périlleuse et que ceux qui parient sur une décarbonation rapide de l’économie mondiale se font des illusions ou prennent leurs désirs pour la réalité.
Il y a cinq raisons pour ne pas croire à une transition en moins de 30 ans qui sont développées dans un article de Michael Liebreich, le fondateur du think tank Bloomberg New Energy Finance (Bloomberg NEF). En fait, il compte écrire deux articles, un volontairement pessimiste qu’il vient de publier et un autre volontairement optimiste, qui devrait suivre. Voilà les cinq problématiques qu’il met en avant.
1 La réalité économique
La transition passe obligatoirement par l’électrification massive des usages, directement et indirectement (hydrogène, carburants synthétiques…) et le recours pour la produire aux renouvelables (notamment éolien et solaire) avec leurs limites physiques… souvent niées. Au cours de la dernière décennie l’éolien et le solaire sont devenus les moyens les moins coûteux de produire de l’électricité… sauf qu’ils sont incapables de le faire en permanence quand il n’y a pas de vent et pas de soleil.
Comme l’écrit Michael Liebreich, « dans une économie future fortement dépendante de l’électricité, la résilience est cruciale… S’il devrait être possible d’atteindre 90% d’énergie renouvelable, les derniers 10% pourraient coûter aussi cher que les premiers 90%. Il y a des moments où l’éolien et le solaire s’arrêtent presque complètement pendant des semaines, ne fournissent pas assez d’électricité pendant des mois ou s’affaiblissent pendant des années. Pour assurer une véritable résilience, les batteries seules ne suffiront pas. Nous aurons besoin d’une combinaison de surcapacités renouvelables, de multiples interconnexions à longue distance, de beaucoup plus de bioénergie, d’énergie nucléaire et de stockage par pompage, ainsi que d’un stockage de longue durée de l’hydrogène ou de ses dérivés. À l’heure actuelle, nous ne disposons ni des cadres réglementaires ni du soutien politique nécessaires pour financer ces solutions… ».
L’autre problème peu souvent évoqué est la compétitivité réelle des nouvelles technologies. La baisse des prix assez spectaculaire de l’éolien et du solaire ne doit pas faire illusion. Les technologies de la transition ne seront pas compétitives avant de nombreuses années et n’ont aucune chance de se développer et encore moins de s’imposer sans des subventions massives et des avantages réglementaires tout aussi massifs. « Laissé à lui-même, le processus de décarbonisation de l’économie pourrait durer jusqu’à la fin de ce siècle. »
Michael Liebreich donne un bon exemple de ce problème de compétitivité avec le gaz naturel. Même à des prix aujourd’hui élevé, c’est une source de chaleur pour l’industrie sans équivalent. Elle revient à 2,70 dollars par million de BTU (British Thermal Units). Pour obtenir un coût équivalent avec de l’électricité, il faudrait que le prix de gros du mégawatt heure soit de 9 dollars. Il est aujourd’hui en Europe autour de 50 euros… Remplacer le gaz par de l’hydrogène décarboné, fabriqué par électrolyse avec de l’électricité bas carbone, n’arrange rien. Il faudrait pour être compétitif que le coût de l’hydrogène soit de 31 cents par kilo. Les prévisions les plus optimistes n’imaginent pas un prix de l’hydrogène vert à moins de deux dollars ou deux euros le kilos avant des décennies…
La seule solution est que les prix de l’électricité renouvelable soient encore divisés par cinq, que ceux de l’hydrogène soient divisés par sept ou que le prix de la tonne de carbone dépasse 200 dollars partout dans le monde.
Troisième problème, l’électricité renouvelable, les batteries et les véhicules électriques ne sont que d’éventuelles technologies de l’avenir pour la plupart des pays au monde. « L’énergie propre, qui implique presque toujours des coûts d’investissement plus élevés suivis de coûts de carburant et de maintenance plus faibles, n’est bon marché que si vous avez accès à des capitaux bon marché. C’est très bien si vous êtes en Europe, au Japon, en Corée du Sud ou aux États-Unis et que votre coût du capital est de 6%, mais pas si vous êtes dans le un pays du sud et que votre coût du capital est de 15%. L’AIE [Agence internationale de l’énergie] a souligné que l’investissement dans la transition dans les pays en développement, à l’exclusion de la Chine, doit passer de 770 milliards de dollars à 2,8 mille milliards de dollars par an d’ici le début des années 2030 pour que le monde reste sur la voie d’un réchauffement de 1,5 degré Celsius. D’où viendra cet argent? »
2 Les infrastructures électriques vont devoir totalement changer de dimension
On sous-estime totalement les conséquences pour le réseau électrique de la multiplication des productions moins intensives et bien plus réparties sur le territoire provenant des renouvelables, des stockages par batteries et hydrogène et des SMRs (petits réacteurs nucléaires modulables).
Bloomberg NEF a calculé que pour atteindre net zero, dans 30 ans ou dans 50 ans, il faudra investir 21,4 mille milliards de dollars dans l’amélioration et le développement des réseaux électriques. Pourquoi tant de nouvelles lignes ? Tout simplement parce que la part de l’électricité dans la consommation d’énergie, l’électricité n’est pas une source mais un vecteur d’énergie, devra passer dans le monde d’environ 20% aujourd’hui (27% en France l’an dernier) a au moins 70%. Si on y ajoute la croissance économique, notamment en Asie et en Afrique, il faudra transporter jusqu’au consommateur trois fois plus d’électricité qu’aujourd’hui.
« Une part bien plus importante de l’électricité produite à l’avenir sera d’origine éolienne et solaire. Les centrales électriques traditionnelles sont construites le long des côtes ou des rivières, tandis que la grande majorité de l’électricité éolienne et solaire proviendra des zones rurales, des déserts et des océans. Cela représente un grand nombre de nouveaux tracés de câbles. De plus, l’énergie éolienne et solaire étant variable, nous aurons besoin d’une capacité de production excédentaire pour garantir une offre constante sur le réseau, ainsi que d’une capacité de réseau excédentaire pour transporter la production jusqu’aux utilisateurs… L’ampleur du défi est difficile à appréhender. À titre d’exemple: en mai 2023, la société qui gère le réseau électrique du Royaume-Uni a estimé que pour atteindre l’objectif net zéro fixé par le gouvernement pour 2035, il faudrait construire cinq fois plus de lignes élcectrique d’ici 2030 que ce qu’elle a construit au cours des trois dernières décennies. »
L’industrie est incapable de le faire. Partout dans le monde, elle manque de câbles, de transformateurs, de chefs de projet, d’ingénieurs, d’électriciens, de matériel de transport… Une dimension de la transition qui a totalement échappé aux décideurs politiques.
3 Où trouver les quantités de minéraux et de métaux stratégiques indispensables?
Selon les estimations de Bloomberg NEF, le secteur de l’énergie aura besoin pour parvenir au graal du net zero de cinq fois plus de matières premières en 2040 qu’aujourd’hui. Les véhicules électriques utilisent six fois plus de minéraux que les véhicules à combustion interne; les énergies renouvelables et nucléaire trois à douze fois plus que les centrales à charbon ou au gaz et d’énormes quantités de cuivre et d’aluminium seront nécessaires pour construire et développer les réseaux électriques.
« La demande de lithium par l’industrie énergétique devrait être multipliée par 14 d’ici à 2050. Celle de terres rares utilisées dans les éoliennes et les véhicules électriques devrait être multipliée par 11. La demande de cuivre sera multipliée par six et celle de cobalt doublera. »
Les investissements miniers augmentent rapidement mais ne sont pas aujourd’hui à la hauteur des besoins et s’ils le sont quelles seront les conséquences environnementales ?
4 La question politique et sociale
La France est bien placée, après avoir connue la révolte des Gilets Jaunes, pour savoir que sans acceptation sociale la transition énergétique n’aura pas lieu. Le conflit entre la fin du mois et la fin du monde n’est évidemment pas seulement français. Dans de nombreux autres pays européens, aux Pays-Bas, en Suède, en Allemagne, en Hongrie, en Italie… l’opposition politique à la transition et surtout à son coût économique et social grandit.
Au Royaume-Uni, devant l’envolée des prix de l’énergie, le Premier ministre conservateur Rishi Sunak a fait machine arrière sur les engagements de son parti et des précédents gouvernements en faveur d’une réduction rapide des émissions de gaz à effet de serre.
Aux Etats-Unis, si les Républicains gagnent les prochaines élections présidentielles, il est très vraisemblable que l’engagement de l’administration Biden en faveur d’une accélération de la transition soit remis en cause. Et dans les pays en développement, le progrès matériel est de loin, et logiquement, la principale priorité.
En 2022, le Pew Research Center a interrogé des personnes dans 19 pays en développement et 75% d’entre elles considéraient que le changement climatique constituait une menace majeure. Mais quand IPSOS a demandé dans les mêmes pays aux personnes de citer leurs plus grandes préoccupations, le changement climatique n’est arrivé qu’en neuvième position, loin derrière l’inflation, la pauvreté, le chômage, la criminalité, la corruption, la santé et les impôts.
5 Corruption, lobbys et réglementations publiques
Par construction, il y a et aura des gagnants et des perdants à la transition. Et on peut compter sur les uns et les autres pour tenter de modifier sans cesse en leur faveur les règles du jeu, c’est-à-dire les réglementations, lois, contraintes, aides, subventions, pénalités, investissements publics…
Comme la transition nécessite des investissements de très long terme qui ne peuvent être initiés et enclenchés que par les Etats, le capitalisme dit de connivence (crony capitalism) entre intérêts privés et puissance publique ne peut que s’immiscer. Ce qui est évidemment déjà le cas à Washington comme à Bruxelles. Et on peut aussi compter sur les intérêts extrêmement puissants économiques et géopolitiques des producteurs d’énergie fossile pour retarder et compliquer les échéances. C’est déjà le cas.