Les carburants synthétiques font l’objet à la fois d’un intérêt grandissant et de critiques nourries. C’est notamment le cas depuis que l’Allemagne a contraint au début de l’année les institutions européennes à accorder à contrecœur un sursis après 2035 aux véhicules neufs à moteur thermique s’ils les utilisent. Cela a provoqué une levée de boucliers de plusieurs gouvernements dont celui de la France, de la plupart des organisations écologistes et de bon nombre de constructeurs automobiles, qui ont fait de la fin des véhicules à moteur à combustion interne l’alpha et l’oméga de leur politique de décarbonation des transports.
Ils se rassurent en expliquant aujourd’hui que les carburants de synthèses resteront coûteux, marginaux et difficiles à produire en quantité. Ils pourraient bien se tromper… une fois encore, en négligeant plusieurs arguments essentiels en faveur de ses électrocarburants à la fois en termes d’empreinte carbone, d’acceptabilité sociale, de coûts réels et de besoins d’investissements. Car les carburants de synthèse permettent d’utiliser une grande partie des équipements (véhicules, réseaux de stockage et de distribution) et des infrastructures existantes. Ce qui fait une différence considérable…
Une meilleure empreinte carbone que les batteries
Au départ, c’est l’illusion créée par le rendement énergétique très favorable des chaînes de traction électrique, c’est-à-dire de la conversion de l’énergie électrique en énergie mécanique, qui a poussé à faire la promotion sans trop de distinction de la traction « tout-électrique » pour les multiples vecteurs de mobilité : voitures, camions, bus, avions, trains, motos, bateaux… Comme l’électricité pour pouvoir être embarquée doit être stockée, on a conclu hâtivement à la généralisation des batteries sur tous les vecteurs. En fait, le problème a été très mal posé.
Le point essentiel est d’utiliser la meilleure façon de stocker l’énergie décarbonée pour l’embarquer sur un véhicule mobile. On peut déjà affirmer que les biofuels sont et restent dans la course puisque déjà utilisés aujourd’hui sous cette forme (voir page 4). Avec les données dont on dispose, on estime que l’on peut couvrir ainsi 10 % des besoins. Le reste devra donc faire appel à l’électricité. Soit directement par utilisation des batteries comme moyen de stockage. Soit indirectement après conversion sous une forme plus facilement stockable et utilisable. C’est ici que les carburants de synthèse ou e-fuels entrent en scène. Et de façon fracassante. Leur empreinte carbone analysée sur l’ensemble du cycle de vie des moyens de transport et les coûts de production, de stockage, de distribution après conversion des e-fuels ainsi que les moyens nécessaires à leur utilisation sont très favorables, meilleurs que ceux des batteries…
Il existe deux filières principales de production des e-fuels en partant de l’eau et du gaz carbonique comme matières premières. Premièrement, l’eau produit par électrolyse de l’hydrogène, qui, combiné au dioxyde de carbone après conversion catalytique inverse du gaz à l’eau, donne du gaz de synthèse. Ce dernier mis dans un réacteur utilisant le procédé Fischer-Tropsch produit des hydrocarbures. La deuxième méthode donne directement du gaz de synthèse par co-électrolyse H20/CO2 à haute température. Ce qui permet de produire dans un réacteur Fischer-Tropsch des hydrocarbures comme dans la première filière.
L’électrification indirecte des transports
Le CO2 étant obtenu grâce à un procédé carbone négatif – capture dans l’atmosphère par DAC (Direct Air Capture) –, la combustion du carburant de synthèse dans un moteur thermique est totalement neutre sur le plan carbone. Le CO2 qui est émis lors de la combustion a été auparavant prélevé dans l’atmosphère.
Il existe un usage optimal pour chacun des e-fuels tenant compte à la fois des énergies primaires décarbonées disponibles et des besoins d’énergie eux-mêmes avec leurs spécificités d’emploi. À partir du moment où l’empreinte carbone n’est plus un problème, l’efficience économique doit être considérée comme bien plus déterminante que l’efficience énergétique qui est illusoire. Et contrairement à ce que répètent les lobbys politiques et économiques de l’électrification directe avec batteries, sur ce critère également, l’électrification indirecte via les carburants de synthèse est plus performante. Voilà pourquoi.
Les sources d’énergie renouvelables (éolien et solaire) sont intermittentes. On ne peut en faire une exploitation économiquement acceptable, c’est-à-dire sans les subventionner à outrance, que si l’on est capable de stocker l’électricité quand il y a pléthore de vent et de soleil On sait aussi qu’une couverture de 100 % des besoins par ce type d’énergie n’est économiquement pas envisageable. Le meilleur moyen de stocker à grande échelle l’électricité renouvelable est la production d’hydrogène décarboné.
Une substitution immédiate
Et réutiliser ensuite l’hydrogène vert pour produire de l’électricité n’est pas plus performant économiquement, au contraire, que de fabriquer un e-fuel qui bénéficie de toutes les infrastructures existantes utilisées par les carburants liquides fossiles. C’est notamment lié au fait que le coût de l’hydrogène représente les trois quarts du coût de production d’un e-fuel. Et le coût du conditionnement de l’hydrogène (compression, liquéfaction) pour un usage sur vecteur mobile consomme approximativement un quart de l’énergie que l’on veut traiter.
La première qualité des électrofuels (e-gasoline, e-diesel, e-jet) est la propriété dite drop in. Ils se substituent directement sans autre exigence d’aucune nature aux carburants fossiles. Ils sont compatibles avec tous les moyens d’usages d’aujourd’hui. Ils conservent toutes les infrastructures en place en les réutilisant pleinement. Il n’y a aucune destruction d’actifs. D’aucuns mettent en avant le coût d’obtention, 3 à 4 €/litre aujourd’hui, qu’ils jugent rédhibitoire.
Parité de coûts avec les carburants fossiles d’ici 2040
De nombreuses études sérieuses (DoE, Shell, Saudi Aramco, Total, HIF Global…) montrent que la parité du coût avec celui issu du raffinage de pétrole brut sera obtenu à l’horizon 2040 avec un coût de l’électricité décarbonée (renouvelable ou nucléaire) de 45 euros le MWh. L’argument de l’efficience énergétique disparaît avec l’arrivée des nouveaux procédés électrochimiques (coélectrolyseur H20/CO2 haute température couplé chimiquement et thermiquement au réacteur Fischer-Tropsch. Les rendements de production dépassent alors 85 % et les nouveaux moteurs thermiques à combustion interne, GCI ou Gasoline Compressed Ignition (lire page 40), offrent des rendements thermodynamiques qui dépassent 50 %.
Une étude faite en Allemagne par le ministère allemand de l’Environnement (UBA) a évalué en termes économiques les coûts respectifs des options d’électrification directe et indirecte. Surprise, l’électrification indirecte nécessite beaucoup moins de capitaux, soit un écart de 800 milliards d’euros pour mener la seule transition énergétique en Allemagne. La France, bien mieux placée que l’Allemagne avec son parc nucléaire et son électricité déjà décarbonée à plus de 90 %, verrait vraisemblablement un écart plus important… si l’évaluation était faite. Mais personne ne veut le faire de peur sans doute des résultats.
Retirer le CO2 de l’atmosphère avant de l’utiliser
La transition énergétique ne peut être une source d’appauvrissement et de régression pour les populations sinon elle n’a aucune chance. C’est pourquoi, prélever directement le CO2 dans l’atmosphère est une technologie qui change complétement l’équation de la transition. En dépit des critiques, des réticences, des obstacles politiques et idéologiques, de nombreuses sociétés industrielles se sont attelées au problème : Carbon Engineering, Climeworks, Global Thermostat, Antecy, Hydrocell, Skytree, Infinitree, pour n’en citer que quelques-unes.
Le dioxyde de carbone qui n’est pas issu d’une capture directe à l’atmosphère ne relève pas d’un procédé carbone neutre et ne peut pas être utilisé pour produire des carburants de synthèse. Seul le dioxyde de carbone prélevé directement à l’atmosphère par DAC, qui provient d’un procédé carbone négatif, présente un intérêt. Il convient donc de bien différencier les deux filières de capture du CO2, l’industrielle et l’atmosphérique, la première étant aujourd’hui bien moins coûteuse mais n’étant qu’une solution transitoire, un pis-aller. En revanche, la véritable révolution va venir de la baisse rapide du coût du dioxyde de carbone DAC avec l’industrialisation et la mise à l’échelle des équipements et des process. À l’horizon 2050, la tonne de CO2 DAC est projetée à 60 euros.
Des progrès techniques rapides
Et puis des progrès technologiques importants sont à venir et à espérer. Le coût de l’électricité décarbonée représente une part importante de celui des carburants de synthèse, de l’ordre de 75 %. Les progrès attendus dans les électrolyseurs à oxydes solides à haute température (700 à 800 °C) permettent d’envisager des consommations électriques nettement abaissées pour réaliser la coélectrolyse H2O/CO2. L’énergie électrique est ici substituée par de la chaleur haute température et doublée d’une assistance chimique, par utilisation des coupes légères du réacteur Fischer-Tropsch. S’ajoute, dans cette approche intégrée des procédés, une synergie complémentaire avec les DAC consommateurs de chaleur (80 % chaleur, 20 % électricité) à plus basse température (deuxième utilisation de l’énergie calorifique).
Contrairement à la doxa ambiante, le tout-électrique dans le secteur des transports ne règle pas une grande partie des problèmes et en crée d’autres. Le seul critère à retenir pour évaluer objectivement des options concurrentes est l’empreinte carbone sur le cycle de vie des équipements. Et il est nettement en faveur des carburants synthétiques.
Il n’existe pas de technologie miracle. Pour réussir, la transition doit être opportuniste, agile, et avoir quelques vertus sociales pour être acceptable. On se dirige ainsi vers un mix énergétique diversifié dans lequel le moteur à combustion interne conservera une place importante à l’horizon 2050 puisque 60 à 70 % des véhicules routiers en seront encore équipés (avec des options d’hybridation électrique pour un certain nombre).
La décarbonation des transports à l’horizon 2050 n’est pas une utopie à condition de faire les bons choix. Ils ouvrent la possibilité de retrouver une indépendance nationale, un rétablissement de la balance commerciale, une croissance durable créatrice d’emplois avec un impact très positif sur la production du pays à condition de ne pas tourner le dos pour de mauvaises raisons à des technologies et des choix industriels que les autres sont déjà en train de faire.
*Ancien responsable de la direction technique de PSA, membre de l’Académie des technologies, coauteur de La révolution énergétique autrement (éd. Systeya).