Si l’Allemagne a décidé il y a deux semaines, à la surprise générale, de remettre en cause l’interdiction de la vente en Europe à partir de 2035 des véhicules à moteur thermiques, c’est parce que ses constructeurs automobiles allemands sont convaincus qu’avec des carburants synthétiques ils peuvent être tout aussi verts qu’avec des voitures électriques. C’est en tout cas ce qu’affirment les patrons de Volkswagen et Porsche, c’est le même Oliver Blume, et celui de BMW, Oliver Zipse. Et ils ont convaincu Christian Lindner, le chef des libéraux allemands qui appartiennent à la coalition au pouvoir, qui a fait totalement changer de position son gouvernement sur la volonté européenne d’imposer coûte que coûte le véhicule électrique à batteries.
Une technologie développée en Allemagne, déjà, pendant la seconde guerre mondiale
Mais qu’est-ce qu’un carburant de synthèse, ou eFuel? C’est un carburant né de l’assemblage de molécules qui composent un hydrocarbure mais produites à partir de sources neutres en termes d’émissions de gaz à effet de serre. Les procédés de fabrication de tels carburants sont maîtrisés depuis longtemps. Ils s’inspirent de la technique Fischer-Topsch de liquéfaction du charbon utilisée par l’Allemagne à la fin de la Seconde guerre mondiale pour produire, faute de pétrole, des carburants liquides. Une technologie qui a été ensuite améliorée par l’Afrique du Sud de l’apartheid, qui était sous embargo pétrolier, et qui a été relancée récemment à une petite échelle par la Chine pour des raisons de sécurité stratégique.
Le procédé actuel consiste à synthétiser du carbone (sous forme de monoxyde de carbone ou de dioxyde de carbone) avec de lʼhydrogène vert, fabriqué par électrolyse avec de l’électricité bas carbone, pour obtenir du méthanol, un stade préliminaire de carburant. Mais le carbone aujourd’hui n’est plus obtenu à partir de charbon mais avec du CO2 récupéré et donc qui n’est pas répandu dans l’atmosphère ou est retiré de celle-ci. Le méthanol peut ensuite être transformé avec différents additifs en équivalent de carburants pétroliers: essence, diesel ou kérosène.
Une empreinte carbone compétitive avec l’électrique
Tout le calcul vient du fait que le carburant de synthèse n’émet pas plus de CO2 que celui qu’il a capturé et qu’en outre le véhicule à moteur thermique de par sa fabrication et son recyclage a une empreinte carbone très inférieure au véhicule électrique à batteries. L’intérêt du moteur thermique avec carburant synthétique en termes d’empreinte carbone grandit encore si l’électricité utilisée pour recharger les batteries des véhicules électriques est assez peu décarbonée comme en Chine, aux Etats-Unis et dans plusieurs pays européens dont l’Allemagne.
Techniquement, n’importe quel moteur thermique peut rouler avec du carburant de synthèse sans la moindre modification. Il est de plus tout à fait possible de mélanger dans les réservoirs les carburants pétroliers et de synthèse. Cela permet de prolonger la durée de vie des 1,4 milliard de véhicules à moteur thermique circulant aujourd’hui sur la planète en utilisant les infrastructures existantes notamment de distribution des carburants (stations-services, dépôts… et d’entretien et même de production des véhicules).
Défis techniques et économiques
Voilà en théorie pour les possibilités offertes par les carburants de synthèse. En pratique, les obstacles techniques et économiques sont considérables pour en faire de réels substituts aux carburants fossiles. Le premier obstacle est celui auquel se heurte déjà la production à grande échelle d’hydrogène vert par électrolyse, la quantité considérable d’électricité bas carbone qu’il faut utiliser.
Pour donner un ordre d’idée, l’Union européenne s’est donné un objectif irréaliste, comme d’habitude, d’avoir sur les routes d’ici 2030 cent mille camions électriques fonctionnant non pas avec des batteries (compliqué en termes de poids supplémentaire et de temps de recharge pour les poids lourds) mais avec des piles à combustible produisant de l’électricité avec de l’hydrogène vert décarboné. Au regard des trois millions de camions qui circulent en Europe, l’objectif de 100.000 camions à hydrogène peut sembler raisonnable et même modeste. C’est moins le cas quand on regarde la quantité d’électricité décarbonée nécessaire. Pour alimenter cent mille camions de plus de seize tonnes parcourant en moyenne 160.000 kilomètres par an, il faudrait 92,4 TWh/an (térawattheures par an), soit quinze réacteurs nucléaires ou 910 km2 de panneaux solaires. Et si l’on cherchait à remplacer dans quelques décennies la totalité du parc de poids lourds en faisant rouler trois millions de camions à l’hydrogène, il faudrait alors 2.772 TWh/an, soit 427 réacteurs nucléaires ou 27.200 km2 de panneaux solaires…
Des coûts de production très élevés
Le coût de production du carburant de synthèse est donc sans surprise très élevé. C’est ce que montre l’expérimentation lancée par Porsche et Siemens au Chili (voir la photographie ci-dessus) dans des conditions pourtant idéales dans son usine d’Haru Oni. Installée sur un plateau en altitude balayé par des vents puissants et constants, elle est alimentée en électricité décarbonée par une éolienne qui fonctionne à pleine capacité 280 jours et nuits par an contre 80 en moyenne en France. Cette électricité alimente des électrolyseurs produisant de l’hydrogène combiné à du CO2 capté dans l’atmosphère. Cette année l’usine devrait produire 750.000 litres de méthanol vert dont 130.000 litres seront transformés en carburant. En augmentant le nombre d’éoliennes pour parvenir à 280, la production devrait atteindre 55 millions de litres de carburant en 2025 et 550 millions en 2027. Des chiffres intéressants mais à mettre en perspective avec les 50 milliards de litres de carburants routiers consommés en France l’an dernier…
La difficulté consiste aujourd’hui avant tout à parvenir en passant à une production à une échelle industrielle à atteindre des coûts acceptables. Aujourd’hui, le prix au litre, de l’ordre de 10 dollars, est totalement prohibitif. Porsche espère pouvoir le diviser par cinq. L’équipementier Bosch qui travaille sur des projets similaires est plus optimiste. Il estime qu’à l’horizon 2030, le carburant synthétique pourrait coûter à la production entre 1,20 et 1,40 euro le litre et 1 euro à l’horizon 2050. «Nous pensons que les carburants synthétiques produits à partir d’une énergie 100% renouvelable ont le potentiel d’être un élément important à l’avenir», expliquait déjà en 2020 Oliver Blume qui n’était alors que le Pdg de Porsche avant de devenir également celui de Volkswagen.
Pour finir, il faut souligner qu’un autre carburant décarboné, plus facile à produire mais moins à transporter et à utiliser que les carburants de synthèse, peut aussi permettre de prolonger la vie des moteurs thermiques sans émettre de gaz à effet de serre: l’hydrogène vert directement. De nombreux constructeurs automobiles dans le monde travaillent sur l’adaptation de leurs moteurs à l’hydrogène pour les voitures comme pour les poids lourds. C’est notamment le cas de BMW, qui a été le précurseur, mais aussi de Toyota, Yamaha, Ford, Cummins, Kawasaki Heavy Industries, Renault Trucks et Porsche.