La COP28 récemment réunie à Dubaï a fait l’objet d’amples débats autour de la nécessité pour les Etats de s’engager à sortir des énergies fossiles, en plus du respect des engagements de réduction des émissions de carbone pris lors de l’accord de Paris de 2015. Les militants du climat ont proposé de mettre en place des mécanismes contraignants ciblant les exploitations de charbon, de pétrole et de gaz sans tenir compte des véritables responsables des émissions directes de CO2… que sont les consommateurs de fossiles.
On voit cette agressivité s’exercer dans les attaques via les médias et les recours juridiques contre les grandes entreprises pétrolières, du pain bénit pour ceux qui sont à la recherche de boucs émissaires permettant d’occulter la réalité de la difficulté à agir sur la réduction réelle des émissions dans l’urgence climatique. On le voit aussi dans la démarche d’universitaires et scientifiques très respectables qui, en dramatisant la responsabilité des producteurs de pétrole et d’autres énergies fossile, en appelent dans des tribunes récentes du journal Le Monde, les uns à l’ostracisation complète de TotalEnergies, les autres à un « traité de non-prolifération (TNP) des combustibles fossiles ». Ils n’hésitent pas pour ce faire à qualifier le pouvoir de destruction des carburants fossiles de « bombes carbone ».
Ce concept a été récemment développé par un groupe d’universitaires européens dans la revue Energy Policy d’avril 2022. Ces scientifiques militants ont établi une liste des 425 principaux projets et installations d’exploitation de ressources fossiles qu’ils qualifient donc de « bombes carbone ».
Où sont les « bombes carbone »?
Le recensement de ses « bombes carbone » couvre à la foi les gisements en exploitation et les projets pétroliers, gaziers et charbonniers, dont chacun serait susceptible de provoquer plus d’un gigatonne d’émissions de CO2 directes et indirectes (liées aux usages des combustibles) tout au long de la durée de vie de chaque exploitation. Sur les 425 « bombes carbone » recensées dans le monde (dont 45% résultent de l’exploitation du charbon et 55% des hydrocarbures), 295 seraient en exploitation et 130 des projets. Collectivement, elles peuvent libérer plus de 1.000 gigatonnes d’émissions de CO₂, ce qui dépasse de loin le budget carbone de 500 Gt environ pour rester en deçà d’un réchauffement de +1,5°C en 2100.
Ce budget carbone est calculé selon les résultats du travail prospectif basé sur le rapport spécial du GIEC sur le +1,5°C de 2018 et sur le rapport NZE (Net Zero Emissions in 2050) de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) d’avril 2021. Cet exercice normatif est devenu une référence absolue même s’il repose en fait sur un scénario totalement hors sol. Le dogme qu’il fonde est qu’il faudrait ne plus investir dès maintenant dans des projets fossiles et mettre à l’arrêt un certain nombre d’exploitations pour que les émissions mondiales chutent de 40% d’ici 2030 afin de tenir cette limite de +1,5°C. En plus de tous les projets nouveaux auxquels il faudrait renoncer, l’AIE souligne la nécessité de fermetures anticipées d’une partie des exploitations actuelles pour tenir le budget carbone, car l’ensemble de celle-ci contribueraient à plus de la moitié du dépassement du budget carbone.
Il n’y a pas moins de 48 pays qui hébergent une ou plusieurs « bombes carbone » sur leur sol. La moitié des installations et des projets sont concentrés dans trois Etats. La Chine en a à elle seule 141 essentiellement en charbon qui représenteraient 28 % des émissions potentielles à l’échelle mondiale. La Russie compte 40 « bombes carbone » surtout en hydrocarbures, représentant 10% des émissions potentielles et les Etats-Unis arrivent en troisième position, avec 28 « bombes carbone » et 13% des émissions potentielles. Parmi les pays suivants viennent sans ordre des pays charbonniers (Australie, Inde, Mongolie, Afrique du Sud, Indonésie), les Etats pétroliers et gaziers du Moyen Orient et les pays producteurs d’autres régions comme le Brésil et le Canada.
Un succès médiatique
Le concept de « bombes carbone » a gagné considérablement en notoriété avec une nouvelle étude visant à identifier les responsables qui a été financée par les médias européens les plus sérieux dont Le Monde et le Guardian. Cette nouvelle étude, menée par deux ONG militantes Eclaircies et Data for Good et mise en ligne sur le site Carbon-Bombs.org, a été largement présentée dans Le Monde. La démarche a consisté à remonter la chaîne des responsabilités depuis les entreprises (pétroliers internationaux et nationaux, charbonniers chinois et autres) jusqu’à leurs financeurs (banques privées et publiques, fonds d’investissement, compagnies d’assurances) en passant par les Etats pétroliers entrepreneurs et les autres Etats qui accordent les permis. A côté des usual suspects, il s’agissait de mettre les investisseurs financiers sous une pression médiatique supplémentaire pour les dissuader de prêter aux « poseurs de bombes », selon le vocable des auteurs de l’étude.
C’est ainsi que 454 entreprises liées à des « bombes carbone » ont été identifiées. Parmi elles, on retrouve 126 groupes américains, plutôt spécialisés dans le pétrole et le gaz, dont ExxonMobil (avec 16 bombes) et Chevron (avec 9 bombes); 125 groupes chinois, principalement investis dans l’extraction de charbon, comme China Energy ou China Coal Xinji Energy. Les compagnies pétrolières et gazières européennes ne sont pas oubliées avec Shell (9 bombes), l’italien ENI (6 bombes), l’espagnol Repsol (4 bombes), mais surtout TotalEnergies qui cumule pas moins de 23 participations dans des « bombescarbone », ce qui le place au deuxième rang du classement mondial, derrière China Energy et devant le géant saoudien Saudi Aramco et les américains ExxonMobil et Chevron
Pourquoi cartographier les « bombes carbone »
L’intention de Kjell Kühne de l’université de Leeds, le principal responsable de l’étude, et ses co-auteurs qui ont créé le concept de « bombes carbone » était explicitement de jouer sur son pouvoir émotionnel pour sensibiliser les opinions publiques, les médias et les gouvernements. Ils pensent implicitement qu’il est plus efficace de s’attaquer au problème par l’amont que de se contenter d’attendre les effets des politiques de transition sur les usages des fossiles. Leur ambition est de faire en sorte que les pays s’engagent à réduire leurs productions de combustibles fossiles en formalisant cela dans un traité de non-prolifération des fossiles.
Mais la diabolisation des principales exploitations de combustible fossile ne pose de sérieux problèmes. Et cela pour trois bonnes raisons.
1-Le parallèle avec des engins militaires au pouvoir létal puissant (et au-delà avec les armes nucléaires quand on vise à un traité de non-prolifération) est plus que trompeur, quand bien même on aurait une excellente raison de le faire au nom de l’urgence climatique.
2-Tout le monde sait pertinemment que le plafond du 1,5°C est inatteignable alors que c’est devenu un dogme religieux au point qu’on ne peut plus discuter de voies pragmatiques pour réduire les émissions de carbone, autrement que par la renonciation à exploiter des ressources pétrolères, gazières et charbonnières en ignorant la demande.
3-La prétention à mettre sur pied un accord multilatéral sur la réduction des productions fossiles à partir de dénonciations quasi-inquisitoriales relève d’une grande naïveté, tant les intérêts des différents pays où l’on extrait des combustibles fossiles divergent des lubies des experts de tout acabit aveugles au fait qu’il y aura pendant longtemps une demande soutenue de fossiles liée en particulier aux besoins des pays en développement.
Un parallèle très douteux avec la puissance létale des bombes
Comme Kjell Kühne le reconnaît dans un article publié par The Conversation, l’expression « bombe carbone »est volontairement effrayante. Le but est « de transformer la façon dont on doit considérer les efforts à déployer pour atténuer le changement climatique ». Il s’agit par exemple « d’effrayer les investisseurs prêts à financer de nouvelles bombes à carbone par la menace de campagnes et d’actions en justice » écrit-il. « La prise de conscience sous l’effet de la dramatisation faciliterait déjà les mises en question des projets qui n’ont pas encore commencé à se développer qui constituent 40% des bombes carbone ». La prochaine étape de progression du régime climatique, qui devrait être, selon lui, un accord sur des engagements crédibles à sortir des fossiles « serait plus facile à franchir si l’on présentait chaque nouvelle mine ou chaque nouveau gisement de pétrole comme une bombe de carbone potentielle (…). (Grâce à notre étude) « le principe selon lequel il ne faut pas investir dans de nouveaux projets deviendra reconnu dans les discussions internationales ».
Le détournement du mot bombe et la comparaison implicite avec les armes nucléaires pour proposer un TNP sur les fossiles ne le gêne pas du tout parce que, dit-il, « parler de bombes à propos de ces exploitations ne cache pas le fait que le réchauffement climatique tue des gens, tout comme les bombes ». Ce parallèle est plus que douteux de la part d’un scientifique. La puissance létale des bombes n’a rien à voir avec la responsabilité des producteurs de fossiles dans les effets des émissions de ceux qui utilisent les énergies qu’ils produisent. Ces émissions dont, à l’évidence, ils ne sont pas responsables ont un effet très diffus sur le dérèglement climatique qui, lui-même, n’a pas de conséquences morbides bien identifiables dans le temps et l’espace, et qui leur seraient imputables directement.
Le dogme du +1,5°C est un pur exercice théorique
L’exercice cherche sa légitimité dans le rapport NZE de l’AIE d’avril 2021 dont la conclusion principale est qu’aucun nouveau projet de combustible fossile ne doit être développé pour éviter un changement climatique catastrophique. On retrouve cette même croyance du côté des médias, même les plus sérieux, et de tous les experts militants, sans que les uns et les autres cherchent à comprendre qu’il s’agit d’un pur exercice de prospective normative en backcasting. Dans un tel exercice, on part de l’objectif à atteindre et on travaille à rebours en remontant toutes les étapes nécessaires pour y arriver en jouant de toutes les possibilités, mêmes les moins crédibles et les moins faisables économiquement, socialement, politiquement et quels que soient les pays.
Le scénario NZE suppose une stratégie de rupture rapide pour rattraper le retard dans l’action des deux dernières décennies afin d’atteindre les objectifs de l’accord de Paris. Il faut ainsi qu’il y ait une réduction très rapide de la demande de fossiles de 25% d’ici à 2030, pour arriver ensuite à 55% d’ici 2040 et environ 80 % en 2050. Pour le pétrole il faut arriver à cette date à 24 mb/j, près du quart de la consommation actuelle de 103 mb/j. La conclusion de l’exercice de l’AIE, l’arrêt de tout investissement en exploration-production d’hydrocarbures, a été transformée en injonction par les experts militants et les médias, encouragés d’ailleurs par les sermons du directeur général de l’AIE, Fatih Birol, devenu donneur en chef de leçons planétaires.
Les incohérences de l’Agence internationale de l’énergie
C’est d’autant plus surprenant que la même Agence procède en parallèle à des prospectives plus réalistes qui prouvent le caractère très hypothétique du scénario NZE, notamment dans son rapport annuel, le World Energy Outlook. Il montre qu’une telle décroissance rapide de la demande de fossiles est une vue de l’esprit. Car il faut prendre en compte les réalités sociales politiques, les inerties des systèmes énergétiques et les impératifs de croissance des pays en développement.
En ce qui concerne le pétrole, le scénarios APC (Annouced Pledges Case) — qui suppose la mise en œuvre des différents engagements des pays s’inscrivant dans l’accord de Paris de 2015 et permettrait de ne pas dépasser +2,5°C en 2100 — arrive à une demande de pétrole de 55 mb/j en 2050 au lieu de 24 mb/j dans NZE. Le scénario STEPS (State Policies Scenario) sur la base des politiques annoncées par les gouvernements conduit à une quasi-stagnation de la demande de pétrole, d’abord avec un plateau de 104 mb/j jusqu’en 2030, puis un déclin très lent vers 95 mb/j en 2050. Ce lent déclin s’explique par les besoins croissants des pays en développement difficiles à infléchir, le ralentissement trop lent des besoins des pays industrialisés.
La comparaison des scénarios montre que les injonctions à arrêter le développement de nouveaux gisements et des exploitations existantes repose sur le postulat irréaliste d’une décroissance très rapide de la demande d’hydrocarbures et de charbon, condition absolument nécessaire pour ne pas dépasser le +1,5°C à +2°C. Ce n’est pas parce qu’on se donne des objectifs très volontaristes qu’ils peuvent se réaliser. Il est regrettable que les experts du climat et les médias aient transformé les résultats du scénario normatif NZE de l’AIE en une « feuille de route impérative ».
L’ambition naïve de faciliter la mise sur pied d’un TNP sur les combustibles fossiles
Etant donné l’urgence d’arriver à respecter le fameux budget carbone pour ne pas dépasser le +1,5°C, les auteurs pensent qu’on ne peut pas se contenter d’engagements peu contraignants comme ceux ces COP. Pour eux, il faut arriver à imposer un calendrier d’abandon de projets en cours et de fermeture d’exploitations existantes. Pour Kjell Kühne, « étant donné la limite du budget carbone restant, il n’est pas difficile de comprendre que si certains pays déclenchent leurs bombes, d’autres ne pourront pas le faire (…). Les pays riches devraient être les premiers à réduire leurs productions et renoncer à leurs projets fossiles, pour permettre aux autres de produire ». Pour ce faire, les auteurs prétendent pouvoir s’inspirer de l’esprit qui a conduit à mettre sur pied le TNP sur les armes nucléaires de 1967 signé progressivement par 190 Etats. Ce traité a permis de limiter leur dissémination sur la base d’engagement des Etats, sous la surveillance d’un contrôle international et avec des révisions successives.
Pour les promoteurs de l’idée d’un tel TNP, il serait fondé sur des marchandages réguliers entre pays ayant des ressources fossiles. Pour ce faire, on dresserait la liste des projets gros émetteurs potentiels et celle des exploitations pour identifier celles qui pourraient être arrêtées. Les négociations en vue de compromis successifs qui baliseront la décroissance des productions fossiles mondiales s’effectueraient entre les pays qui voudraient poursuivre le développement de « bombes carbone » et d’autres qui feraient le sacrifice de s’en passer, pour reprendre le langage des auteurs.
L’émotion ne règle pas les problèmes et souvent les aggrave
Toujours dans le langage des auteurs, les exploitations charbonnières devraient être les « premières bombes à être désamorcées », suivies par les nouveaux projets de pétrole et de gaz. Dans cette hiérarchisation devront aussi être pris en compte les niveaux de richesse et de développement des pays.
Quid à présent du réalisme d’une telle négociation sur les fermetures anticipées et sur l’abandon de projets d’exploitation? On voit mal la Chine et l’Inde se prêter à un jeu de marchandage sur leurs projets de développement de nouveaux gisements de charbon et sur leurs investissements dans de nouvelles centrales à charbon. De leur côté les Etats pétroliers et gaziers, notamment du Moyen Orient, n’ont nullement l’intentjon de s’engager sur des objectifs précis de réduction de leurs productions comme on l’a vu lors des discussions de la COP 28.
En fait, effrayer n’est pas productif, contrairement à ce qu’affirme Kjell Kühne, surtout si la cause est gauchie par la religiosité climatique qui consiste à répéter comme un mantra l’injonction à tenir un budget carbone intenable. Diaboliser les exploitations fossiles crée inutilement de l’angoisse et amplifie l’anxiété climatique de la jeunesse. Le problème n’étant pas abordé correctement car il ignore l’inertie de la demande des différents hydrocarbures et autres fossiles, l’échec d’une politique multilatéral ciblant les productions fossiles est inévitable, ce qui sera source de découragement et de méfiance accrue vis-à-vis de gouvernements accusés de ne pas agir suffisamment, mais qui n’en peuvent mais. L’urgence climatique n’est pas un alibi pour justifier et faire n’importe quoi dans la précipitation. Si l’émotion est utile pour initier le changement, la rationalité demeure le moins mauvais système pour le maîtriser.