La culture de la peur, le catastrophisme ont fait perdre, pour un temps, le sens des réalités, en particulier en ce qui concerne la fourniture d’énergie. Le fait que la physique nucléaire ait eu comme effet majeur de conduire à la «bombe atomique» a permis de mettre à mal beaucoup d’applications de la physique en y ajoutant le mot «nucléaire», y compris en médecine où elle est utilisée de manière quotidienne par nos soignants. Les centrales nucléaires ont ainsi été lourdement combattues pendant les cinq dernières décennies et il reste toujours dans certains mouvements écologistes un substrat souvent majoritaire d’antinucléaires.
Pour les experts du GIEC, l’électricité nucléaire est une partie de la solution au problème de la transition
Le fait d’avoir fait dériver les périls qui nous guettent vers le réchauffement climatique et les gaz à effet de serre n’a pas arrangé les affaires de ceux qui priorisaient la lutte antinucléaire: les centrales nucléaires ne sont pas émettrices de gaz à effet de serre, elles sont donc considérées par les défenseurs du climat comme des alternatives responsables au mal absolu des énergies fossiles –charbon, pétrole et gaz. Les militants français ont beau essayer de faire taire les «experts» du GIEC, ceux qui parlent du climat, ceux-ci expriment bien que l’électricité nucléaire est une partie de la solution pour limiter le réchauffement climatique.
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la nouvelle dynamique actuelle en faveur de l’électricité utilisant les dé- couvertes des sciences physiques et, naturellement, la France pourrait être bien placée puisqu’elle a été à l’origine de bien des découvertes et qu’elle a investi lourdement dans l’industrie nucléaire qui représente une centaine d’entreprises et des centaines de milliers d’emplois. Le développement nucléaire mondial est en train de se réaliser, avec les pays industriels historiques, Russie, Chine, Inde, États-Unis, Grande-Bretagne, Japon, Corée du Sud… mais aussi une multitude de pays qui veulent s’assurer d’une production d’énergie diversifiée, Émirats arabes unis, Iran, Arabie saoudite, Turquie, Afrique du Sud… si bien que de nouveaux industriels s’intéressent à une multiplication de matériels plus petits, les «petits réacteurs» utilisés aujourd’hui dans les sous-marins et les porte-avions, mais qui pourraient révolutionner la mise à disposition d’énergie électrique dans bien des régions éloignées.
La France tourne le dos à l’innovation et laisse le champ libre à la Chine, à la Russie et aux États-Unis
Tandis que la France, un des pionniers du nucléaire civil, piétine, hésite, s’interroge, que ses ministres chargés de l’énergie trouvent toutes les semaines depuis près de dix ans un argument nouveau de manière à tempérer les industriels volontaires pour avancer, le monde a bien compris que pour diminuer le recours aux énergies fossiles dans un monde qu’elles fournissent à 80%, il va falloir utiliser toutes les ressources de la science, en particulier la physique nucléaire.
Alors que le pays avait construit 58 réacteurs et produisait ainsi 75% de l’énergie électrique consommée, les scientifiques français ont imaginé un réacteur de type nouveau, dit à neutrons rapides, utilisant une partie des déchets nucléaires des centrales existantes, plutonium et uranium naturel, en refroidissant au sodium liquide. Rapsodie, Phénix, puis Super Phénix montrent la viabilité de l’idée, combattue vivement par les antinucléaires puisque cela leur enlève un de leurs arguments majeurs sur l’avenir -le péril- des déchets nucléaires. La France va arrêter plusieurs fois le programme, la dernière fois en 1997, le reprendra sous un autre nom (Astrid) et le stoppera de nouveau en 2019 toujours pour satisfaire les antinucléaires. Les résultats, très probants, ont fait des émules en Russie, en Chine et aux États-Unis. Espérons que notre pays n’aura pas à racheter un jour le résultat de nos travaux cédés gratuitement à la communauté internationale de la physique.
La fission nucléaire a été utilisée pour des grandes puissances, 900 MW, puis 1.300 et pour l’EPR 1.600 MW. Mais on l’a dit, les militaires ont réalisé des réacteurs plus petits qui semblaient ne pas avoir optimisé la production, et donc les Small Reactors ou SMR ont été abandonnés à ceux qui privilégiaient l’utilisation et non le coût, à savoir les forces armées. À l’ère du numérique et des possibilités infinies de simulation, les scientifiques de tous bords se sont mis au travail et il y a désormais une cinquantaine de projets de SMR «rentables» en principe.
Bill Gates, l’homme de Microsoft, y croit, l’entreprise Rolls-Royce lance un projet, les Russes ont réalisé un SMR sur barge pour électrifier un territoire sibérien… On voit que l’idée fait son chemin et qu’on considère que ces SMR sont une alternative crédible aux énergies «nouvelles» dont l’intermittence est un handicap ravageur. On parle beaucoup de progrès dans la miniaturisation du stockage qui permettrait de surmonter l’intermittence, mais c’est oublier les faibles rendements théoriques du stockage et de la restitution. On laisse aussi de côté aussi le problème de l’emprise au sol… ou en mer!
Mais la multiplication des EnR intermittentes a conduit à l’idée d’une transformation de l’électricité en trop en hydrogène par électrolyse de l’eau, d’où l’appétit des communicants pour la filière hydrogène. Reprenons les chiffres: l’hydrogène le moins cher est celui de la raffinerie de pétrole ou du vapocraqueur de gaz naturel. Celui qui viendrait des EnR serait trois fois plus cher. En revanche, si les réacteurs nucléaires restent dans les tendances actuelles, le fait de réaliser l’électrolyse de l’eau avec les surplus pour obtenir de l’hydrogène est concevable avec une augmentation de la taxe carbone raisonnable. C’est donc le nucléaire et non les EnR qui serait le premier pour prendre le relais d’une économie qui voudrait bannir le pétrole et legaz naturel au profit de l’hydrogène. C’est ce que l’on avait déjà observé lors des chocs pétroliers en 1973 lorsque la communauté internationale s’était mobilisée pour éviter le piège du Moyen-Orient.
Il est temps de reprendre notre destin en mains
Reste la fusion nucléaire, le rêve des physiciens et de bien des romans d’anticipation, l’énergie absolue, inépuisable! Trente-cinq pays se sont entendus pour réaliser avec le projet ITER un Tokamak gigantesque à Cadarache. Pour l’instant, il y a beaucoup de béton et beaucoup de chercheurs autour. On ne sait pas où ce projet nous mène, il faut passer de la théorie à la pratique avant d’industrialiser. Le chemin est long mais le projet est fascinant.
Il est dommage que pour des raisons politiciennes peu acceptables, notre pays qui a été un des pionniers de la physique nucléaire et qui a célébré au Panthéon certains de ses chercheurs, se retrouve en 2020 avec une industrie vivante et performante et un affaissement de la volonté de poursuivre une aventure qui a fait notre grandeur. Nous avons encore toutes les compétences pour revenir en tête de gondole. L’arrêt de Superphénix a été un coup de massue terrible en 1997, l’absence de commandes nouvelles pour les besoins nationaux nous a obligés à trouver des marchés extérieurs qui nous ont fragilisés, en Chine d’abord, avec succès, en Finlande ensuite avec des échecs, et aujourd’hui en Grande-Bretagne avec des prises de risques techniques et financiers importants.
Seule la décision de reprise d’un programme national peut permettre une avancée. On piétine depuis trop d’années et la simulation, c’est très joli, mais on sait que l’on sait faire seulement quand on fait. La France est un pays à énergie nucléaire, un État électrique (voir pages 31-33), c’est un fait, et il faut se décider aujourd’hui à réaliser les nouveaux programmes qui en entraîneront d’autres à l’étranger. Cela permettra aussi de remettre en ordre l’ensemble de la filière que nous avons eu tendance à négliger comme avec la vente stupide des turboalternateurs Arabelle aux Américains de General Electric, il est temps de reprendre en mains notre destin comme le général de Gaulle, que nous n’arrêtons pas de célébrer cette année, nous l’avait enseigné.
Par Loïk Le Floch-Prigent