Durant plusieurs décennies, l’Europe a été la place forte de l’électronucléaire civil, avec plus de la moitié des réacteurs en fonctionnement sur un si petit continent à l’échelle mondiale. Mais cet âge d’or du nucléaire européen et surtout français est terminé. Si les mouvements anti-nucléaires ont ainsi toujours existé sur le Vieux continent, la catastrophe de Tchernobyl en 1986 et l’accident de Fukushima en 2011 ont fait disparaître, un temps, tout goût pour l’atome dans les pays européens.
Entre annulation de projets de constructions d’un côté, et fermeture anticipée de réacteurs fonctionnels de l’autre, la production nucléaire européenne s’est fortement contractée, autant en valeur absolue qu’en proportion du mix électrique.
Après l’accident de Fukushima, les anti-nucléaires ont cru avoir gagné
L’exemple du Japon est encore plus frappant et compréhensible. Après l’accident de Fukushima, la décision a alors été prise de mettre à l’arrêt immédiatement l’intégralité des réacteurs du pays, et – éventuellement – d’en redémarrer quelques-uns au compte-goutte. Le manque à produire ayant été comblé par le redémarrage des très polluantes centrales au charbon.
Dans les années ayant suivi Fukushima, les anti-nucléaires croyaient avoir gagné définitivement la partie et cela a permis à certains, nombreux parmi les politiques et dans les médias, à considérer que le nucléaire était voué à la disparition. Ainsi en France, les gouvernements de la présidence Hollande et ceux de la présidence Macron jusqu’au virage inattendu de février 2022 avaient programmé la fermeture de 18 réacteurs… Peu importe que la catastrophe Tchernobyl soit avant tout la conséquence des dysfonctionnements en cascade du système soviétique et de son mépris pour la vie humaine et que l’accident de Fukushima soit lié à un évènement naturel d’une ampleur inconnue (le tsunami) et n’ait causé directement aucun décès. Les morts de Fukushima sont liés au tsunami et à l’évacuation précipitée de la région, pas à la fusion des cœurs des réacteurs 1,2 et 3 de la centrale, privés de circuit de refroidissement.
Une réalité différente loin de l’idéologie et des calculs politiques immédiats
Autre argument plus légitime contre le nucléaire, la construction des réacteurs et des centrales est à la fois cher et long et il est plus facile de miser sur les renouvelables éolien et solaire. Mais il y a tout de même une part de mauvaise foi dans cette démonstration. Elle passe sous silence le caractère intermittent de la production renouvelable. On fait comment quand il n’y a pas de soleil et de vent… Et elle néglige une partie des causes à l’origine de l’envolée des coûts et des délais de construction des nouveaux réacteurs. Des exigences de sûreté toujours plus grandes et l’abandon de fait de la filière industrielle qui y a perdu une partie de ses compétences et sa capacité à bénéficier des effets de série des grands plans de construction.
Mais, à des milliers de kilomètres de Paris et Berlin, la réalité s’écrit différemment, loin des considérations idéologiques et politiciennes. Ainsi, le Japon accélère sur la relance des réacteurs arrêtés à la suite de l’accident de 2011. Ainsi, après plusieurs années de travaux pour augmenter massivement son niveau de sûreté, c’est la plus grande centrale du monde, celle de Kashiwazaki-Kariwa, que le gouvernement souhaite redémarrer dès 2024.
L’efficacité coréenne et le rouleau compresseur chinois
En Corée du Sud, le géant de l’atome KHNP semble aujourd’hui être une des rares « major » du nucléaire capable de livrer de nouvelles centrales « dans les temps et dans les budgets », surtout si on compare à l’américain Westinghouse (Vogtle) et à EDF (Flamanville, Olkiluoto, Hinkley Point). Et cela lui permet de remporter des marchés au nez et à la barbe d’EDF, comme celui il y a quelques semaines de deux réacteurs en République tchèque.
Mais c’est bien évidemment de Chine que proviennent les perspectives les plus impressionnantes. Celle d’un pays qui a comme stratégie de dominer le nucléaire civil et s’en donne les moyens. Le 19 août Pékin a ainsi approuvé un nouveau plan de construction de 11 nouveaux réacteurs répartis sur 5 sites. Un investissement estimé à… 31 milliards de dollars, soit moins de 3 milliards de dollars par réacteur.
Un prix qui place les modèles chinois, des Hualong 1 (Dragon 1) de 1,1 Gigawatt (GW), comme étant environ 3 fois moins cher à construire que les futurs EPR2 français de 1,7 GW. Ce chiffre doit évidemment être pris avec toutes les précautions possibles. Les chiffres officiels chinois se sont souvent avérés être principalement à but marketing et assez éloignés de la réalité. Comme ceux des chantiers des EPR… On peut toutefois s’interroger sur les conditions de travail des ouvriers, voire les normes de sûreté.
On peut aussi souligner le fait que les deux EPR, de conception française, construits les plus rapidement, sont ceux de Taishan en Chine. Et le numéro 2 qui n’a connu aucun incident technique a été construit, selon des ingénieurs présents sur place, en seulement cinq années de temps effectif, ce qui montre les capacités des industriels chinois. Taishan 2 est même le réacteur de tous les records (voir la photographie ci-dessus des deux EPR de la centrale). Il a battu l’an dernier le record de production d’électricité en une année par un seul réacteur avec 12.884 TWh et un facteur de charge remarquable de plus de 88%. Démonstration que les problèmes des EPR ne viennent pas de leur conception, mais bien de leur réalisation, en tout cas en Europe.
Ainsi, tandis que la relance du nucléaire en Europe patine, l’Asie ne tergiverse pas. Le nombre de réacteurs en construction est aujourd’hui en Chine deux fois et demi plus important qu’aucun autre pays. La Chine entend atteindre 10% d’électricité produite dans des centrales nucléaires en 2035 (150 GW), ce qui implique la construction de près d’une centaine de réacteurs d’ici-là ! Elle deviendra alors de loin la première puissance mondiale du nucléaire civil.
Et c’est tout de même une bonne nouvelle. L’Asie concentre plus de la moitié des habitants de la planète, la Chine est de loin le premier consommateur d’énergie au monde et le premier émetteur de CO2, toutes les formes de production d’électricité bas carbone sont nécessaires pour subvenir à ses besoins.
Philippe Thomazo