Il est prématuré de crier victoire. Mais l’Union Européenne résiste jusqu’à aujourd’hui bien mieux qu’attendu à l’arrêt de fait de la majeure partie de ses importations d’énergies fossiles de Russie depuis l’invasion de l’Ukraine il y a près de onze mois. Elle a réussi à se passer du charbon, du pétrole et surtout d’une grande partie du gaz russe. Elle a bénéficié pour cela et jusqu’à maintenant de températures très clémentes depuis le début de l’hiver, d’une baisse sensible de la consommation, surtout de l’industrie, et de l’achat à des prix élevés de gaz, de pétrole et de charbon à des fournisseurs alternatifs.
Quand en septembre Vladimir Poutine avait annoncé que les Européens allaient «geler» s’ils maintenaient leurs sanctions énergétiques contre la Russie, le scénario semblait écrit. Les prix du gaz dépassaient alors en Europe 200 euros le Mégawatt heure, dix fois plus que leur niveau de 2001. Des plans ont été alors élaborés pour réduire la demande de gaz et faire en sorte que des approvisionnements d’urgence puissent être transférés vers les pays qui étaient les plus affectés, notamment au centre et à l’est de l’Europe. Des coupures de courant répétées dans toute l’Union Européenne étaient alors une perspective bien réelle. En France, le gouvernement avait préparé, maladroitement, la population a des «délestages tournants»… La stratégie de Poutine, rendre la vie misérable aux populations européennes en leur coupant leur gaz pour qu’elles abandonnent l’Ukraine, semblait pouvoir faire de sérieux dégâts.
La situation est bien meilleure que presque tout le monde l’avait prédit
Pour le moment, elle n’a pas du tout fonctionné. La situation est en fait bien meilleure en Europe que presque tout le monde l’avait prédit, y compris les gouvernements et les experts. Les prix du gaz ont fortement baissé à 65 euros le MWh à la fin de la semaine dernière, toujours très élevés par rapport aux dernières années, mais bien plus gérables économiquement et politiquement que les pics spectaculaires observés il y a quatre mois.
La baisse des cours du gaz et la possibilité de constituer des réserves importantes tient à deux choses: un hiver très doux et la capacité de l’Europe à remplacer rapidement une partie du gaz russe par des importations de GNL (Gaz naturel liquéfié), venant notamment des Etats-Unis. En acceptant de payer des prix très élevés, les Européens ont fait passer leurs importations de GNL de 83 milliards de mètres cubes en 2021 à 141 milliards de mètres cubes en 2022 selon les chiffres du Oxford Institute for Energy Studies. Cela a permis de compenser les trois-quarts des 80 milliards de mètres cubes qui n’ont plus été délivrés par les gazoducs russes. Les infrastructures permettant d’importer du GNL se sont multipliées dans toute l’Europe, y compris en Allemagne qui n’en avait aucune il y a encore quelques mois. Elle aura d’ici la fin de l’année six terminaux flottants opérationnels.
Une grande partie du GNL importé se trouve aujourd’hui dans les réservoirs souterrains européens. Les températures clémentes et la baisse de la consommation notamment industrielle, du fait des prix élevés, font que les stocks étaient encore remplis en moyenne à 82% au début de l’année. Au 1er janvier 2023, ils comptaient 31 milliards de mètres cubes de plus qu’un an auparavant. Ils se trouvaient ainsi à peu près au même niveau qu’en septembre quand Vladimir Poutine promettait aux Européens de «geler».
«Nous avons repris le contrôle de la crise»
La situation de l’Allemagne, première puissance économique européenne et qui a fait le choix politique délibéré de la dépendance au gaz russe, est la plus significative. Elle possède les plus importantes capacités de stockage de gaz de l’Union Européenne. Et elles étaient encore remplies à plus de 90% à la mi-janvier. Le réseau fédéral des agences (Bundesnetzagentur), qui est le régulateur en Allemagne de l’électricité, du gaz, des télécommunications, des Postes et des chemins de fer, a annoncé «qu’il est maintenant peu probable que l’Allemagne manque de gaz cet hiver». Le Président de l’agence, Klaus Müller, a ajouté qu’il s’attendait à ce que les prix du gaz se stabilisent à leur niveau actuel et que même s’ils étaient élevés l’industrie allemande «pourrait enfin travailler à regagner du terrain».
Dans une interview donnée au Spiegel la semaine dernière, le ministre allemand de l’Economie, Robert Habeck, va plus loin et affirme «nous avons repris le contrôle de la crise. L’inflation est toujours élevée, mais elle a diminué ces derniers temps. Selon les données dont nous disposons actuellement, la récession sera plus douce et plus courte que nous ne le pensions initialement. Les choses auraient pu tourner différemment… Le pays a montré de quoi il était capable. Nous avons rempli nos dépôts de gaz naturel et rapidement mis en place une infrastructure pour le GNL. Nous avons soutenu l’économie et les ménages allemands avec des milliards d’euros…».
Un optimisme partagé par l’INES, l’Association allemande des professionnels du stockage du gaz et de l’hydrogène, qui présentait il y a quelques jours ces scénarios pour l’année 2023 lors d’une conférence de presse. Si les températures sont juste «normales» pour la saison au cours des prochaines semaines, les réserves de gaz seront encore remplies à 65% à la fin de l’hiver. Cela signifie que profiter du printemps et de l’été pour les reconstituer à 100% en septembre prochain sera relativement aisé.
Un coût très élevé pour les populations et les Etats
L’Europe a-t-elle donc déjà gagné son bras de fer énergétique avec la Russie? Il est trop tôt pour le dire. Mais une chose est sûre, elle a résisté bien mieux que la plupart des observateurs l’imaginait. Pour autant, de nombreux experts estiment que le prochain hiver (2023-2024) sera plus difficile. Les températures ne seront peut-être pas aussi clémentes. Les livraisons de gaz, de pétrole, de charbon et de diésel russes seront réduites à zéro ou presque contrairement à 2022. En outre, la compétition pour les cargaisons de GNL va devenir beaucoup plus féroce notamment avec la Chine dont l’économie redémarre.
Enfin, faire face à la crise a un coût très élevé pour l’économie européenne. Les secteurs industriels dit intensifs en énergie ont connu une baisse de 13% de leur production entre novembre 2021 et novembre 2022. Et puis il y a les dépenses engagées par les gouvernements pour soutenir les ménages et les entreprises affectés par l’envolée des prix de l’énergie. Cela représente un total de 705 milliards d’euros selon les calculs du think tank Bruegel qui vont sérieusement peser sur les budgets des Etats européens. L’Allemagne a dépensé 264 milliards d’euros, le Royaume-Uni 97 milliards, l’Italie 90 milliards, la France 69 milliards, les Pays-Bas 44 milliards et l’Espagne 38 milliards.