Faire payer ce qui n’avait jusque-là pas de prix – le carbone – aura un impact considérable, économique, social et politique. Sur la croissance, l’emploi, l’investissement, l’inflation, les inégalités, le pouvoir d’achat, le niveau de vie des populations, les comptes publics, la rentabilité des entreprises. Le discours ambiant nie cette réalité, la quasi-totalité de l’activité économique repose d’une façon ou d’une autre sur les énergies fossiles. Y compris la transition énergétique avec le transport, l’installation et la fabrication des éoliennes, des panneaux solaires et des véhicules électriques.
Les carburants fossiles assurent aujourd’hui en Europe 78 % de la consommation d’énergie et dans le monde plus de 81 %. Juste un exemple mis en avant par Vaclav Smil, le plus grand spécialiste mondial de l’énergie, suffit à décrire cette réalité. Notre civilisation est construite à partir de quatre matériaux indispensables fabriqués presque exclusivement avec du gaz, du charbon et du pétrole : le ciment (le plus utilisé dans le monde après l’eau) produit chaque année à 4,5 milliards de tonnes, le fer (1,8 milliard de tonnes), le plastique (370 millions de tonnes) et l’ammoniac (150 millions de tonnes) sans lequel il n’y a plus d’engrais azotés et pas de quoi nourrir 8 milliards d’humains.
Comment nourrir 8 milliards d’humains?
La question de l’alimentation est emblématique des dilemmes auxquels nous sommes confrontés. Sans énergies fossiles, la production, le stockage et la distribution des produits alimentaires sont plus difficiles, moins efficaces et plus coûteux. Aujourd’hui, pour produire un kilo de poulet, il faut au minimum 350 millilitres de pétrole, entre 200 et 250 millilitres pour un kilo de pain et 500 millilitres pour un kilo de tomates cultivées dans une serre. Les substituts dits naturels aux engrais chimiques et aux produits phytosanitaires réduisent fortement la productivité agricole qui a fait des progrès extraordinaires depuis soixante-dix ans. Cette révolution agricole ininterrompue a permis de nourrir, beaucoup mieux et beaucoup trop dans les pays riches, une population multipliée par quatre et de réduire dans des proportions très importantes la malnutrition et les famines. En 1800, il fallait cent cinquante heures de travail humain (et animal) pour produire un hectare de céréales, aujourd’hui, il faut deux heures grâce aux machines… qui fonctionnent avec de l’énergie. Notre alimentation va nous coûter plus cher, bien plus cher.
D’une façon ou d’une autre, il va falloir payer l’accélération de la transition énergétique que nous vivons et allons vivre pour tenter dans l’Union européenne de réduire de 55 % le volume des émissions de gaz à effet de serre entre 1990 et 2030. Les gouvernements sont dans le déni. La Première ministre Élisabeth Borne, ancienne ministre de la Transition écologique, a même osé déclarer le 17 novembre devant l’Assemblée nationale que « les Français vont vivre mieux grâce à la transition énergétique ». Même si le terme « mieux » est difficile à définir, c’est tout simplement impossible. De l’énergie plus rare et plus cher ne peut que se traduire par un appauvrissement. Le reste, c’est de la littérature et de la démagogie.
Et non les éoliennes, les panneaux et les voitures électriques, quels que soient leurs mérites bien réels, n’ont rien, vraiment rien, de solutions miracles. Tout d’abord, parce que l’électricité n’est qu’une partie de la consommation d’énergie, moins de 25 % en France et 22 % en Europe, ensuite parce que les énergies renouvelables sont pour la plupart intermittentes, que l’électricité ne se stocke pas à grande échelle. Enfin, ce qui nous guette dans les prochaines années est plutôt une pénurie d’électricité, faute d’avoir anticipé de manière réaliste les conséquences des décisions prises depuis quinze ans visant à promouvoir les renouvelables et à affaiblir le nucléaire.
Tromperie et aveuglement
La tromperie, l’aveuglement, c’est de cela dont il s’agit, ne sont pas l’apanage des gouvernements. La plupart des économistes se bercent encore d’illusions sur la fameuse croissance verte qui n’existe que dans leurs rêves. Le camp écologiste, à quelques exceptions près dont Jean-Marc Jancovici et Daniel Cohn-Bendit, tout à son obsession anticapitaliste et à son crypto marxisme ressuscité, nous dépeint le monde de demain comme une harmonie parfaite entre l’humanité et la nature. Les lendemains qui chantent revisités en vert grâce à l’effondrement de bon nombre d’activités économiques, l’agriculture et ses engrais, ses produits phytosanitaires et ses bassines d’eau, l’automobile et ses moteurs thermiques, les compagnies pétrolières et leurs barils maudits et le nucléaire et ses centrales… Un monde meilleur dans lequel une grande partie de l’humanité risque de mourir de faim et de froid.
Plus sérieusement, l’étude récente publiée en novembre par France Stratégie a au moins le mérite de montrer que nous allons connaître des lendemains difficiles dont les derniers mois sont un avant-goût. Même si le service de prospective rattaché à Matignon enjolive encore les choses, l’étude conduite par l’économiste Jean Pisani-Ferry rappelle que techniquement, la décarbonation « revient principalement à mettre un prix implicite ou explicite » sur une ressource, le climat, auparavant disponible à coût zéro. Cela va créer un choc sur l’offre et une réduction du potentiel productif, déjà bien affaibli en France par la désindustrialisation, la pression fiscale et le flot ininterrompu de normes et règlements imposés par une administration hors de tout contrôle. Il y aura moins de croissance dans un pays où l’activité est déjà atone « quelles que soient les modalités retenues, tarification du carbone, réglementation ou incitations » explique France Stratégie.
Le capital productif émetteur de CO2 va perdre une grande partie de sa valeur, ce qui va se traduire par un cortège de fermetures d’usines. En remplacement seront substitués, pour partie, des investissements, publics et privés dans la production et le stockage d’énergies renouvelables, les industries non polluantes, les transports collectifs, la rénovation thermique des bâtiments et des logements. Non seulement les nouvelles activités ne remplaceront pas exactement les anciennes, mais à service égal, elles seront dans la quasi-totalité des cas plus coûteuses et donc inflationnistes.
France Stratégie évalue le montant de la contrepartie en investissements supplémentaires pour l’État, les entreprises et les ménages à 2,5 points de PIB en 2030. Pour la plupart de ses investissements, la rentabilité financière sera faible. Qui paiera ? La pression fiscale peut-elle encore augmenter dans le pays qui est déjà le champion européen des prélèvements obligatoires ? Pour ce qui est de l’emploi, les chiffres qui circulent sont alarmants. La seule filière automobile subirait une destruction de 500 000 postes de travail avec la conversion massive et imposée au véhicule électrique. Certes de nouveaux emplois surgiront, mais en nombre plus limité et nécessiteront en plus rapidement l’acquisition de compétences nouvelles. Cela aussi a un coût.
Investissements massifs peu rentables ou appauvrissement
En fait, le poids des investissements pour transformer l’appareil productif pourrait être bien plus élevé que l’écrit France Stratégie. Faute de quoi, l’appauvrissement du pays va s’accélérer. Bon nombre de calculs font état d’au moins trois points de PIB annuels qui par définition ne seront pas utilisés pour d’autres usages.
La recherche de la banque Natixis dirigée par l’économiste Patrick Artus a beaucoup travaillé sur le sujet. Elle détaille un besoin d’investissement « considérable » dépassant trois points de PIB. Il s’agit de la production d’énergies renouvelables, les réseaux, la rénovation thermique des habitations, la décarbonation de l’industrie ; le capital détruit notamment dans les énergies fossiles et les automobiles thermiques. Les équipes de Patrick Artus soulignent que l’intermittence propre aux énergies renouvelables impose une capacité de production supérieure à la demande. D’où l’envolée à venir des tarifs de l’électricité.
Et la compensation sociale pour les démunis relèvera du tour de force. « Il n’y aura pas plus de revenu. Au contraire. Il va falloir déformer le partage des revenus en faveur de l’investissement et au détriment de la consommation. »
Une contraction de l’offre et la nécessité dans le même temps d’investissements massifs et de soutiens aux ménages modestes ne peuvent que dégrader encore des finances publiques déjà dans une situation critique. La facilité consisterait, comme depuis quarante ans en France, à s’endetter encore plus. Mais il faudra pour cela gagner la bienveillance des investisseurs et plus encore de nos partenaires européens, avant tout allemands, et de la BCE. La partie s’annonce particulièrement serrée.