La Commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur la Souveraineté et l’indépendance énergétique a connu un grand moment la semaine dernière, le 29 novembre, à l’occasion de l’audition d’Yves Bréchet, Haut-commissaire à l’énergie atomique de 2012 à 2018. Avec un franc parlé inhabituel, il a dénoncé ce que disent en général la plupart des experts de l’énergie… mais jamais en public. L’inculture crasse scientifique et technique de la classe politique qui est, comme l’a déclaré Yves Bréchet «au cœur du problème» de la politique énergétique française. M. Bréchet est connu pour son courage et son honnêteté. Il avait refusé un troisième mandat de Haut-commissaire, faute d’avoir jamais été entendu… ni même écouté.
«Faiblesse des analyses conduisant aux décisions de l’Etat…»
Polytechnicien, membre de l’Académie des sciences et président du conseil scientifique de Framatome, il était interrogé sur les causes du marasme dans lequel se trouve le nucléaire français marqué par de sérieux problèmes de maintenance de son parc de 56 réacteurs et par les errements du chantier du nouvel EPR de Flamanville. Sans exonérer les acteurs de la filière de leurs responsabilités, notamment EDF et l’ex-Areva, Yves Bréchet a dénoncé devant les députés la façon dont est menée «l’instruction scientifique des dossiers politiques».
«La faiblesse des analyses conduisant aux décisions de l’État pose question… Il est important de comprendre comment la cohérence d’une stratégie industrielle a cédé la place à l’opportunisme d’une stratégie de communication… La doxa prônant le passage de 75 à 50% de la capacité électro-nucléaire, la confusion entre la puissance installée et la puissance délivrée, l’omission des coûts de réseau et de stockage dans l’évaluation des aspects économiques des différentes sources d’électricité, le refus de procéder à une analyse de fond des expériences faites chez nos voisins, témoignent au mieux d’une naïveté confondante».
Et il ajoute dans son réquisitoire les illusions techniques sur lesquelles sont construites les politiques énergétiques en France depuis de nombreuses années. «La propension à considérer que les technologies en développement –l’hydrogène comme vecteur énergétique, les smart-grids– peuvent être, en situation d’urgence climatique, des technologies à déployer massivement, dans l’instant, témoigne d’une méconnaissance profonde des délais de développement… Inversement, la procrastination sur toutes les décisions concernant le nucléaire et la politique d’annonces dans l’attente de décisions concrètes de mise en chantier montrent une ignorance stupéfiante de l’inertie intrinsèque des industries lourdes et de la nécessité d’une vision stable à long terme pour conserver l’outil industriel au bon niveau. L’incapacité à penser l’ensemble d’un système énergétique conduit à des PPE [Programmations pluriannuelles de l’énergie], qui sont un collier de perles gadget au moment où on aurait besoin d’un câble robuste.»
«Que les conseillers soient en état de conseiller…»
Pour Yves Bréchet, le fonctionnement ou plutôt le dysfonctionnement de la machine gouvernementale explique cette dérive. «L’analyse scientifique et technique a déserté les rouages décisionnels de l’État sur ces sujets… Au-delà des anciens ministres que vous pouvez auditionner pour le fun, en étant à peu près sûr de n’avoir que des effets de manche, c’est dans les structures des cabinets et de la haute administration, qui sont censés analyser les dossiers pour instruire la décision politique, qu’il faut chercher les rouages de la machine infernale qui détruit mécaniquement notre souveraineté énergétique et industrielle… Pourquoi, en six ans de mandat et malgré les demandes réitérées, je n’ai vu se tenir le comité à l’énergie atomique que deux fois, alors qu’il aurait dû être réuni chaque année… Pourquoi est-il rarissime d’avoir un retour sur un rapport technique? Pourquoi les avis réitérés de l’Académie des sciences, de l’Académie des technologies, sont-ils reçus dans un silence poli?»
Et sa recommandation est la suivante. «L’instruction scientifique et technique des dossiers politiques doit être repensée de fond en comble. Que les corps techniques de l’État forment correctement leurs jeunes, au lieu de se contenter d’être le chien de garde de chasses gardées. Que les conseillers soient en état de conseiller, c’est-à-dire réapprennent à analyser le fond des dossiers et à challenger les experts…».