En présentant la balance commerciale de la France pour 2021, le département des statistiques et des études du commerce extérieur soulignait un recul de 20 milliards d’euros par rapport à 2020 pour atteindre un déficit de 84,7 milliards. « Son plus bas historique », commentait-il alors. Et en ce qui concerne l’automobile, les importations de 62 milliards d’euros surpassaient nettement les exportations de 44 milliards, soit 18 milliards d’euros de déficit pour ce seul secteur (contre 12 milliards en 2018). La branche automobile représentait à elle seule 21 % du déficit total.
Trois mois plus tard, à la fin mars 2022, le déficit de la balance commerciale française s’est encore creusé, s’établissant à 100 milliards d’euros sur les douze mois glissants depuis le 1er avril 2021. Record encore battu ! Certes, cette triste performance est « imputable pour moitié à la hausse des prix de l’énergie ». Mais dans la balance commerciale, les produits manufacturés ne relèvent pas le niveau. Et notamment l’automobile qui, sur ces douze mois glissants, contribue toujours pour près de 18 milliards d’euros au déficit.
Une large part de la désindustrialisation
Avant d’analyser les raisons de ce déclin, rappelons que jusqu’en 2008, la balance automobile française n’avait jamais été déficitaire, et que, depuis, elle n’est jamais redevenue excédentaire. C’est une conséquence de la baisse de la production en France, réduite drastiquement par rapport au début des années 2000 ! Pour fixer les idées, on peut souligner qu’après la production record de 2,76 millions de voitures particulières en 2000, le niveau est tombé à 1,66 million en 2010 et 1,44 million en 2018. Quasiment la moitié des volumes perdus en deux décennies (« seulement » un tiers si on prend en compte les véhicules utilitaires légers). Avec comme corollaire une division également par deux de l’emploi dans la branche automobile sur la même période.
L’automobile dans l’Hexagone ne s’est jamais vraiment remise de la crise de 2008, mais la crise sanitaire lui aura porté un coup de grâce : seulement quelque 860 000 voitures particulières produites en 2020 (1,3 million avec les utilitaires légers), et un simple rebond de 8 % en 2021. France Stratégie, organisme placé sous l’autorité du Premier ministre, ne cherche plus à donner le change : « L’automobile est à l’origine de près de la moitié de la dégradation du solde des produits manufacturés depuis 2000, et explique une large part de la désindustrialisation qu’a connue le pays », commente-t-il.
Dans le même temps, France Stratégie constate que, de deuxième producteur automobile européen jusqu’en 2011, la France est reléguée aujourd’hui au cinquième rang sur le continent (et au moins dixième au niveau mondial avec 2,3 % de la production de voitures en 2018 contre… 30 % pour la Chine). Rapportée à son poids dans l’industrie automobile européenne, elle ne pèse plus que la moitié de ce qu’elle représentait au début du siècle, tandis que le secteur automobile en Allemagne a accru son importance et pèse maintenant près de sept fois plus lourd que la France en Europe, insiste l’Insee.
Un effet de ciseaux
On ne doit pas être surpris de ce grand écart. La situation de l’industrie automobile en France doit être dissociée de l’activité des constructeurs nationaux qui n’ont cessé de délocaliser leurs investissements et leurs productions. Tandis que leur activité en France baissait de 33 % entre 2007 et 2018 dans le secteur des voitures particulières, leurs volumes produits dans le monde augmentaient de 30 % sur la même période, avant que ne frappe la pandémie. Un douloureux effet de ciseaux pour l’économie française et pour l’emploi, puisque les usines de l’Hexagone qui assuraient encore 41 % des productions de Renault et PSA (aujourd’hui dans Stellantis) en 2007, n’en fournissaient plus que 21 % avant la crise sanitaire. Soit une voiture sur cinq produites dans le monde par ces deux groupes.
Déprime commerciale
Certes, les crises qui se superposent aujourd’hui bouleversent les équilibres de l’industrie automobile mondiale. La crise climatique impose un saut technologique vers la motorisation électrique et les batteries qui se complique du fait des difficultés d’approvisionnement en composants électroniques. En outre, la pénurie de matières premières déclenchée avant même l’explosion du conflit russo-ukrainien s’est amplifiée du fait des tensions géopolitiques. Les marchés automobiles ont tous plongé. Ainsi après un recul de 4,5 % des ventes automobiles dans le monde en 2019, on a assisté à un effondrement de 14 % en 2020 à cause de la crise du Covid – l’Europe ayant été le continent le plus exposé avec une chute de 24 % alors que le recul en Chine, qui représente près du tiers des ventes mondiales, était réduit à 2 %, note le Comité des constructeurs français automobiles (CCFA). Le rebond de 2021 n’a pas suffi à retrouver les volumes de 2019, avec un total mondial toujours en retrait de 10 %.
Dans ce concert international déprimant, le marché français a été particulièrement touché. Par rapport à 2019, les niveaux d’immatriculations ont dégringolé de 25,5 % en 2020 et 25,1 % en 2021. Le léger rebond de l’an dernier dans certains pays ne s’est donc pas fait sentir dans l’Hexagone (seulement 0,5 % de voitures particulières en plus). Et les prévisions pour l’année 2022 sont plus que moroses, avec un recul de 17,3 % des ventes de voitures en France sur le premier trimestre de l’année par rapport à 2021 !
Les autres pays européens ne sont pas tous mieux lotis, à l’instar de l’Italie dont le marché a chuté de 24 % en début d’année 2022. Mais lorsque l’Espagne, la Pologne ou la Belgique, d’autres grands marchés automobiles européens, ont limité leur recul entre 11 et 13 %, l’Allemagne est parvenue à contenir la baisse à 4,6 % sur les trois premiers mois de l’année. Ainsi, face à une conjoncture internationale à laquelle tous les pays sont confrontés, le marché français apparaît comme l’un des plus déprimés.
Une industrie sinistrée comme l’a été la sidérurgie
Côté industriel, l’automobile française est clairement sinistrée, comme ont pu l’être à certaines époques la sidérurgie ou la construction navale. Le phénomène ne frappe pas que l’automobile, d’ailleurs. Le cabinet de conseil PwC Strategy considère que après avoir laissé tomber la part de l’industrie dans le PIB à 10,1 %, la France pourrait espérer le faire remonter à 12 %. Mais pas avant 2030, et loin derrière la moyenne européenne de 16 % ! Un décrochage largement imputable à l’automobile, et dont les gouvernements qui se sont succédé depuis vingt ans se sont accommodés, participant au développement dans le pays d’un sentiment anti-automobile et se refusant à admettre une perte continue de compétitivité économique comme technologique. Pour l’automobile, une crise nationale s’est ajoutée à la crise mondiale.
France Stratégie émet des hypothèses susceptibles de permettre à cette industrie de survivre. La priorité consiste à améliorer la compétitivité en matière de coûts de production, notamment par le biais de la fiscalité. Par exemple, tandis que les impôts de production ne représentent que 0,5 % de la valeur ajoutée en Allemagne, ils sont de 3,6 % en France (4,4 % selon l’Institut Montaigne). France Stratégie souligne que ces impôts « sont particulièrement nocifs en raison des distorsions qu’ils engendrent tout au long de la chaîne de production. Ainsi, une taxe sur le chiffre d’affaires agit comme un impôt sur les exportations et une subvention aux importations de biens intermédiaires et aggrave le déficit de notre balance commerciale ». De même, « l’industrie en France est soumise à un taux de prélèvements obligatoires supérieur à celui qui prévaut dans les autres secteurs ». Une aberration, alors même qu’elle est exposée à une plus grande concurrence internationale.
À l’inverse, France Stratégie établit qu’une diminution des taxes à la production ramenées au niveau de l’Allemagne se traduirait dans la production automobile par « une augmentation de l’ordre de 180 000 voitures particulières, soit 11 % de la production de 2018 (hors véhicules utilitaires) ».
Avec d’autres mesures, on pourrait espérer à moyen terme une progression de la production automobile de l’ordre de 400 000 véhicules, « soit un quart de la production actuelle de voitures particulières, par rapport au volume de production qui prévaudrait sans ces mesures ».
Une mosaïque de mesures tardives
Des préconisations qui ne restent pas toutes lettres mortes. L’année 2022 aura ainsi été la dernière étape de la réforme engagée en 2018 de l’impôt sur les sociétés, dont le taux normal sera abaissé à 25 % pour l’ensemble des entreprises. Quant aux impôts de production qui rapportent à l’État entre 70 et 100 milliards par an selon les estimations, ils ont déjà été un peu rabotés dans le plan France Relance présenté en septembre par le gouvernement.
Dans ce plan et dans ceux qui l’ont précédé, il existe bien des mesures destinées à soutenir l’automobile. Mais une mosaïque de réformes timides et tardives n’a jamais constitué une politique industrielle. Cela explique que, depuis une trentaine d’années et le plan d’urgence lancé à l’époque par la Première ministre Édith Cresson pour déjà relancer l’automobile, on a l’impression de toujours rouvrir la même boîte à outils… sans le moindre succès.
On oublie au sommet de l’État que les choix technologiques et stratégiques sont déterminants. Dans un pays où le coût du travail est élevé, privilégier les modèles économiques et les gammes moyennes est une aberration. L’Allemagne a développé dans le même temps en priorité des modèles à plus forte valeur ajoutée capables de supporter des coûts de fabrication tout aussi élevés. Conséquence, l’automobile française a délocalisé ses productions quand l’Allemagne conservait sur son sol ses lignes de montage.
L’industrie française, et pas seulement automobile, en paie aujourd’hui le prix. Et, qu’il s’agisse de l’hybride et de l’électrique, les constructeurs français focalisés sur le diesel ont singulièrement manqué de capacités d’anticipation et d’ambition comparés à leurs concurrents japonais, coréens et maintenant chinois, allemands et américains.
Certes, le marché français s’ébroue, avec une hausse de 63 % des ventes d’électriques et hybrides rechargeables en 2021 (plus de 300 000 unités commercialisées représentant 18 % des ventes, selon le CCFA, dont 162 000 électriques). Mais une grande partie de ces véhicules n’est pas produite dans l’Hexagone. L’électrique, pour l’instant, n’alimente pas l’activité.
La course aux batteries
Pour enrayer le déclin dans l’Hexagone, les constructeurs ont dévoilé des projets de construction d’usines de batteries destinées à pousser les feux de la motorisation électrique. Une stratégie commune à tous les pays européens, sous l’impulsion de la Commission européenne afin de ne plus dépendre quasi exclusivement des batteries produites en Chine, en Corée ou au Japon (85 % de la production mondiale contre 3 % pour l’Europe). Selon l’ONG Transport & Environnement, l’Europe devrait pouvoir se doter de 460 gigawattheures (GWh) de capacités de production de batteries dès 2025, permettant d’équiper plus de 8 millions de voitures à propulsion électrique. À l’horizon 2030, cette capacité devrait même dépasser 700 GWh, et une quarantaine d’usines devraient voir le jour au-delà.
Mais les Européens partent en ordre dispersé, Allemagne et Suède en tête. Une fois passés les effets d’annonces, comme à propos de l’Airbus des batteries, la réalité est bien plus modeste pour la France. Les trois usines en projet sur le territoire (Douai, Douvrin, Dunkerque) ne devraient offrir qu’une capacité de production limitée à une centaine de GWh, sensiblement au même niveau que l’Espagne tandis que la Suède et l’Italie en auront chacune le double et l’Allemagne quatre fois plus ! La Norvège, le Royaume-Uni, la Pologne ou la Hongrie feront aussi pousser des usines de batteries.
Reste alors la possibilité de se positionner sur le moteur à hydrogène pour acquérir une avance technologique susceptible de relancer la production de nouveaux véhicules en France. D’autres États y travaillent et ont pris de l’avance (le Japon avec Toyota et la Corée du Sud avec Hyundai). La France dispose d’une réelle expertise dans ce domaine, mais encore faudrait-il que le pays dispose d’une filière de production et de distribution à la hauteur des besoins (ce qui n’est même pas encore le cas pour l’électrique) pour qu’un marché émerge.
Un long immobilisme
Sinistrée à l’heure du repli des voitures thermiques, dépassée par les leaders de la propulsion électrique, timorée dans la marche vers le moteur à hydrogène, la construction automobile française surmontera-t-elle la crise qui la frappe alors que même ses champions préfèrent produire à l’étranger ? Depuis une trentaine d’années, tandis que le déclin était perceptible, l’activité de production a reculé sans que les pouvoirs publics, ni les industriels ni les consommateurs n’aient cherché à l’endiguer. Avec une victime principale : l’emploi. Sans parler de la baisse des cotisations sociales et de l’augmentation des dépenses de chômage dans les bassins industriels désertés. Quant à la dégradation de la balance commerciale, elle se traduit par des sorties de devises qui pénalisent l’économie française.
Aujourd’hui, tous les pays subissent les effets de la superposition des crises. Mais les pays qui se redressent le plus vite sont ceux qui ont conservé un socle industriel. Et les industries les mieux armées pour rebondir sont aussi celles qui ont su préserver leurs fondamentaux. L’automobile française n’est pas de celle-là.