Le conflit russo-ukrainien a conduit à une hausse subite du prix du baril de pétrole et du mètre cube de gaz, et a mis en évidence la dépendance que génère notre consommation énergétique. Face à ce constat, certaines voix s’étonnent que la France ne revienne pas sur l’eldorado inexploité que constituent ses propres gisements en gaz de schiste) et regrettent que son exploration soit devenu un véritable «tabou».
Le gaz de schiste est un gaz naturel dont la particularité réside dans la nature du sous-sol dans lequel il se trouve enfermé. Alors que le gaz conventionnel se trouve piégé dans une roche perméable qui permet facilement son extraction, le gaz de schiste est emprisonné dans les porosités de certains types de roches argileuses imperméables. Son extraction nécessite donc des techniques plus complexes.
Une énergie à moindre coût tout en réduisant importations et déficit commercial
En France comme dans plusieurs autres pays, les débats autour de l’interdiction et de l’autorisation de la fracturation hydraulique (la principale technique d’extraction du gaz de schiste) sont fréquemment relancés.
Pour ses défenseurs, exploiter les richesses gazières de notre sous-sol représenterait une formidable opportunité pour permettre à notre pays de bénéficier d’une énergie à moindre coût et de réduire nos importations et notre dépendance aux pays gaziers.
Pour ses opposants, le coût environnemental de l’exploitation du gaz de schiste (que ce soit en matière de pollution des nappes phréatiques, d’émission de gaz à effet de serre ou d’augmentation des tremblements de terre…) est tel qu’il n’est pas question de revenir sur son interdiction.
Malgré la dimension économique et géopolitique de leurs arguments, les défenseurs du gaz de schiste peinent à se faire entendre dans un paysage médiatique dominé par les opposants qui semble avoir réussi à verrouiller le débat. Malgré un climat politique particulièrement concurrentiel en cette période d’élections présidentielle et législatives, pourquoi est-il si difficile d’aborder cette question de l’exploration du gaz de schiste, et que nous apprend-elle sur les dynamiques de verrouillage des débats ?
Les premiers débats entourant l’interdiction de la fracturation hydraulique
Pour comprendre ces dynamiques de verrouillage, il faut d’abord remonter dans le temps, juste avant la loi Jacob de 2011, qui prohibe la fracturation hydraulique.
Le sujet s’invite dans les médias sur la pointe des pieds à partir de 2010, avec quelques articles épars. Il arrive sur un terrain vide de sens : personne n’a alors entendu parler d’un tel sujet, à l’exception de quelques géologues pétroliers spécialisés.
Au premier semestre 2010, les premiers articles mettent en balance deux énoncés en compétition : le gaz de schiste est défini d’un côté comme possible eldorado, et de l’autre comme risque environnemental, sans que l’un ne s’impose sur l’autre et sans que l’un et l’autre ne suscitent beaucoup d’écho.
Un basculement s’opère à partir de décembre 2010, avec l’émergence d’une variation de l’énoncé dramatique du gaz de schiste portée par des opposants locaux.
Son exploration est désormais aussi associée à la mise en danger de territoires particuliers (visés par des permis d’exploration), tels que le Larzac, la Drôme et l’Ardèche. Elle n’est plus seulement un problème impersonnel pour la planète, mais devient une dramaturgie enracinée dans un territoire et associée aux victimes potentielles que sont les habitants, les agriculteurs, les chasseurs, les pêcheurs, les spéléologues, etc. du territoire en question
Elle aussi associée à un problème démocratique, où les victimes sont ces élus locaux qui n’ont pas été consultés et dont la légitimité est désormais remise en cause.
La mobilisation efficace des opposants
Ce nouveau variant territoriale et démocratique de l’énoncé dramatique, couplée à une forte mobilisation, contribue très largement à la victoire médiatique écrasante des opposants.
Tout d’abord, leur capacité à déployer une véritable contre-expertise et à structurer des arguments puisés en partie dans les luttes nord-américaines constitue une arme redoutable. Les opposants québécois jouent un rôle central, en diffusant les informations venant des États-Unis et en insistant sur la nécessité de bloquer l’industrie dès la phase d’exploration.
Leurs actions reposent également sur l’organisation d’évènements publics à fort écho médiatique, qu’il s’agisse de manifestations qui voient les riverains descendre dans la rue, ou de réunions publiques dans lesquelles les élus prennent la parole pour accuser l’État de déni de démocratie et délégitimer le processus de délivrance des permis.
Ensuite, ils ne rencontrent qu’une très faible résistance de la part des défenseurs du gaz de schiste. Cela s’explique d’une part par la structuration du paysage énergétique français autour de grandes industries peu intéressées par des « petits » gisements, là où le gaz de schiste est d’abord l’affaire de petites et moyennes entreprises étatsuniennes.
D’autre part, les principaux acteurs du secteur industriel focalisent alors leur attention sur le sauvetage du nucléaire civil après l’accident de Fukushima en mars 2011.
Enfin, c’est la ministre de l’écologie, Nathalie Koscuisko-Morizet, qui prend en charge le dossier, en insistant sur sa dimension environnementale et en marginalisant le rôle du ministère de l’industrie, dont la position est plus favorable aux industriels.
Une remobilisation des partisans du gaz de schiste qui ne porte pas ses fruits
L’issue de la première bataille qui conduit au vote de la loi d’interdiction de la fracturation hydraulique en 2011 s’explique autant par l’effort de mobilisation des opposants que par le faible engagement des défenseurs. La deuxième bataille qui s’engage un an plus tard est bien différente, mobilisant des partisans au poids politique beaucoup plus lourd alors même que la pression des mobilisations est en partie retombée.
Alors que le sujet avait disparu de l’arène médiatique au cours d’une année électorale qui a conduit à la victoire de François Hollande, il refait surface dès l’été 2012 par la voix de nouveaux porte-parole, tels le ministre de l’Industrie Arnaud Montebourg et le Premier ministre Jean-Marc Ayrault. Ces derniers proposent de rouvrir le débat, en faisant de l’exploitation du gaz de schiste la solution au problème de la trop faible croissance du pays.
Au cours des mois suivants, une véritable attaque politique et médiatique est lancée, dont l’objectif est de montrer que le tabou posé sur le gaz de schiste est le signe de l’immobilité de l’État et de l’incompétence d’une partie des socialistes qui refusent cette manne qui s’offre à eux pour sauver la France.
Il s’agit avant tout d’une lutte interne au gouvernement, qui oppose Arnaud Montebourg à la ministre de l’écologie Delphine Batho, dont le but est de remporter l’arbitrage du président Hollande.
Delphine Batho continue de défendre la position socialiste de 2011 qui était celle de l’interdiction, tandis qu’Arnaud Montebourg tente d’expliquer qu’il est possible de développer une exploitation propre afin de bénéficier d’une manne énergétique utile à la croissance économique.
Cependant, cette nouvelle bataille du sens n’arrive pas à infléchir l’étiquette sémantique qui colle désormais au gaz de schiste dans l’arène médiatique : celle d’être un drame environnemental doublé d’un problème politique suscitant le désordre public.
Il faut dire que les étiquettes sémantiques ont ceci de particulier qu’elles ne collent pas seulement au sujet, mais aussi à l’identité de ceux qui décident d’en devenir les porte-parole. Défendre le gaz de schiste, c’est ainsi être contre l’environnement et déclencher le désordre des mobilisations.
C’est ainsi que François Hollande finit à plusieurs reprises, comme son prédécesseur et bien qu’il n’en soit pas nécessairement convaincu, par refuser de rouvrir le débat.
Et maintenant?
Les défenseurs du gaz de schiste ont non seulement perdu la bataille initiale de définition des termes du débat, mais chaque défaite qu’ils ont rencontrée n’a fait que renforcer la colle sémantique qui associe le gaz de schiste à un drame environnemental et ses porte-parole à des personnes non soucieuses des enjeux environnementaux.
Le prix à payer pour rouvrir le débat s’est donc alourdi chaque année un peu plus, renforcé l’échec des prospections dans d’autres pays comme la Pologne, les problèmes qui s’accumulent aux États-Unis et le renforcement législatif français avec la loi Hulot de 2017 qui prévoit la fin de l’exploitation d’hydrocarbures d’ici 2040 dans un objectif de neutralité carbone.
Au-delà des discours scientifiques, l’histoire de l’interdiction du gaz de schiste est ainsi un formidable révélateur de l’importance des luttes de sens, qui sont aussi des luttes de pouvoir se déployant non seulement dans les arènes médiatiques, mais aussi dans les arènes discrètes du monde politico-bureaucratique.
Sébastien Chailleux Maître de conférences en science politique, Sciences Po Bordeaux
Philippe Zittoun Directeur de recherche en science politique, secrétaire général de l’Association Internationale de Politiques Publiques, ENTPE
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original sur The Conversation.