La gratuité des transports publics est une proposition politique récurrente. Elle est généralement présentée comme susceptible d’atteindre des objectifs à la fois écologiques et sociaux. En 2018, Anne Hidalgo a envisagé de rendre les transports en commun gratuits à Paris pour lutter contre la pression automobile. Aux élections régionales de 2021, France Inter avait identifié une bonne douzaine de candidats de la gauche qui portaient des propositions similaires.
Aujourd’hui, plusieurs candidats à l’élection présidentielle se prononcent en faveur de différentes formes de gratuité pour les transports en commun. Jean-Luc Mélenchon propose qu’ils soient gratuits «aussi longtemps que dure la crise des carburants». Yannick Jadot souhaite qu’ils le soient «partout en France pour six mois». Philippe Poutou est favorable à la «gratuité totale pour tous.tes et tout le temps».
Fabien Roussel souhaite «que les transports collectifs soient moins chers voire quasi-gratuits». Jean Lassalle propose la «gratuité des transports publics pour les jeunes». Marine Le Pen est en faveur de «la gratuité totale pour les jeunes de 18-25 ans dans les trains aux heures creuses».
Les effets attendus d’une telle mesure pour Paris ont été étudiés en profondeur par le Laboratoire interdisciplinaire des politiques publiques (LIEPP) de Sciences Po en 2018. Les résultats ont fait l’objet d’une publication scientifique dans un numéro de la Revue d’Économie Politique programmé pour 2022. Avant de s’intéresser aux caractères écologiques et sociaux de la mesure, il est utile de rappeler qu’il n’est en réalité jamais gratuit de rendre les transports en commun «gratuits». Il s’agit en fait d’en faire reposer le financement sur la collectivité plutôt que sur ses utilisateurs.
Un impact proche de zéro sur l’utilisation de l’automobile
Pour comprendre l’impact attendu d’une mesure de gratuité généralisée pour l’environnement, il convient d’en étudier l’impact sur la pression automobile. L’approche par les coûts généralisés (issue de l’économie des transports) postule que les agents comparent leurs coûts de déplacements avec différents modes de transports et optent pour celui qui est le moins coûteux.
Le coût généralisé de l’utilisation d’un mode de transport a de nombreuses dimensions, monétaires et non-monétaires: il comprend le coût direct du mode de transport choisi, mais aussi le temps passé dans les transports, le temps d’attente, le confort du trajet, la fiabilité des horaires, les préférences propres à chaque utilisateur, etc.
Le coût direct supporté par les utilisateurs des transports en commun (le prix du ticket) ne représente qu’une faible part de leur coût généralisé. Une étude réalisée sur le métro parisien permet d’évaluer ce coût direct à moins de 5% du coût généralisé, ce qui est inférieur à la valeur de l’inconfort dans ces métros.
Supprimer ce coût ne devrait donc pas engendrer un report modal important depuis l’automobile vers les transports en commun. Cette prédiction est corroborée par un modèle de transport calibré sur Paris qui vise à quantifier précisément le report modal attendu d’un passage à la gratuité des transports publics.
Dans un scénario où les automobilistes seraient disposés à perdre 15 minutes de temps de trajet pour utiliser des transports en commun gratuits (et il s’agit d’une hypothèse optimiste), le report modal depuis la voiture ne concernerait que 3% des déplacements.
Les expériences de gratuité menées dans des villes en France ou à l’étranger confirment qu’elle a un effet très limité sur la pression automobile.
Revitalisation des centres villes
Si la mesure a souvent un effet impressionnant sur la fréquentation des transports en commun, la hausse des utilisateurs provient surtout d’un report modal depuis les modes de transport « doux », comme la marche et le vélo, ainsi que de nouveaux déplacements, non réalisés auparavant.
Peu d’automobilistes renoncent à prendre la voiture en réaction à cette mesure. Ceci explique que la plupart des villes ayant expérimenté la gratuité l’ont abandonnée. C’est généralement lorsque d’autres objectifs –qui ne sont liés ni à la pression automobile, ni à des objectifs sociaux– ont été atteints que la mesure a été pérennisée.
À Tallinn, par exemple, cela a permis d’inverser la tendance de périurbanisation en rendant la capitale estonienne plus attractive pour les habitants qui y bénéficient de transports publics gratuits.
Des effets similaires de revitalisation du centre-ville ont été observés et documentés à Aubagne, Dunkerque et Hasselt, en Belgique (qui a néanmoins abandonné la mesure en 2013, après 16 années de gratuité, en raison de coupes budgétaires imposées à la ville).
D’autre part, les villes ayant conservé cette politique l’ont souvent fait lorsque cette gratuité était «bon marché». Dans une ville où les transports en commun sont (très) sous-utilisés, renoncer aux recettes de la billetterie représente un coût limité et présente l’avantage de réduire les coûts de vente et de contrôle des titres de transport. Ce phénomène s’observe régulièrement dans des villes de petite et moyenne taille. Tallinn est la seule grande ville qui a instauré et conservé cette mesure.
Équité sociale
Pour atteindre des objectifs d’équité sociale, il est nécessaire de traiter différemment des personnes aux profils différents. Une mesure de gratuité généralisée qui s’applique sans discrimination sur les besoins ou les revenus des bénéficiaires n’a clairement pas de propriétés redistributives satisfaisantes.
Pour rencontrer de tels objectifs, il est préférable de cibler les publics qui en ont besoin. Il pourrait s’agir de mesures de gratuité sous conditions de revenus, mais on peut aussi s’interroger sur l’intérêt d’offrir cet avantage plutôt que des revenus supplémentaires qui permettraient aux bénéficiaires de les affecter à leurs besoins primordiaux.
En résumé, les objectifs environnementaux nécessitent un report modal de la voiture vers les transports en commun, mais la gratuité n’aurait pas d’impact important sur ce report.
D’autres options permettraient d’atteindre cet objectif. On peut augmenter le coût direct d’utilisation de la voiture à l’aide de taxes ou de péages urbains.
Cibler les populations
Il est intéressant de remarquer qu’actuellement, les automobilistes ne supportent qu’une faible proportion des coûts externes qu’ils génèrent (entre 7 % et 25% en ville, en fonction du type de carburant utilisé et du niveau d’urbanisation).
On peut aussi réduire l’espace qu’on accorde à la voiture dans les villes, améliorer les infrastructures de transport en commun, leur fréquence, le maillage du territoire, etc.
Une option pourrait être de mettre en place un péage urbain qui servirait à financer des investissements dans de nouvelles lignes de transports en commun, un meilleur service et plus de confort.
La gratuité généralisée ne constitue pas une bonne mesure sociale: si on estime que la meilleure manière d’aider certaines populations passe par la gratuité des transports publics, il faut les cibler directement et exclusivement. La technologie permet facilement d’appliquer des tarifs différenciés en fonction de la situation socio-économique des bénéficiaires ciblés (chômeurs, étudiants, etc.).
Une mesure de gratuité uniforme pour les transports publics ne se justifie donc pas aujourd’hui, ni au nom d’objectifs environnementaux, ni au nom d’objectifs sociaux.
Quentin David Professeur d’économie, Université de Lille
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original sur The Conversation.