Dans un article publié il y a quelques jours par The Atlantic, Daniel Yergin, met en avant un bon exemple des contradictions insurmontables que crée la transition énergétique. Daniel Yergin est l’auteur de The New Map: Energy, Climate, and Clash of Nations (La nouvelle carte: énergie, climat et le choc des nations). Il a remporté le prix Pulitzer pour son livreThe Quest and The Prize (La quête et le prix) et est vice-président de la société IHS Markit spécialisée dans l’information économique.
Daniel Yergin raconte la mésaventure de la société texane Innovex Downhole Solutions, qui fournit des services techniques à l’industrie pétrolière et gazière. Elle a commandé 400 vestes à North Face avec son logo. Mais la très réputée marque de vêtements «outdoor» a refusé de fournir Innovex Downhole Solutions. North Face est une société qui se dit «politiquement consciente» et ne veut pas associer sa marque à des activités liées «au tabac, au sexe et à la pornographie». Elle met l’industrie pétrolière et gazière dans la même catégorie. Une telle vente serait contraire «à ses objectifs et engagements pour la protection de l’environnement et la durabilité». Il n’y a pas de raisons de mettre en cause la sincérité de North Face et de ses dirigeants et le fait que ses clients, amoureux de la nature, sont logiquement sensibilisés à la défense de l’environnement. Le problème, que l’on peut retrouver aujourd’hui dans la quasi-totalité des activités économiques, tient au fait que North Face n’existe plus sans énergies fossiles…
Des contradictions presque insurmontables
Au moins 90% de ses vêtements et accessoires sont fabriqués à partir de matériaux fabriqués par l’industrie pétrochimique. Un grand nombre de ses produits sont fabriqués en Chine, au Vietnam et au Bengladesh et ensuite transportés vers les Etats-Unis et l’Europe dans des navires qui sont propulsés par des moteurs fonctionnant avec du fioul lourd. Et pour compliquer encore les choses, le propriétaire de North Face vient juste de construire un nouvel hangar à l’aéroport de Denver pour y garer les jets de la société…
Cette anecdote illustre la complexité et surtout les contradictions de la transition énergétique. Si sa logique semble très simple, sa mise en œuvre l’est beaucoup moins. La transition consiste à substituer aux énergies fossiles des énergies décarbonées pour limiter les émissions de gaz à effet de serre et dans le même temps à économiser l’énergie. Si on en consomme moins, la substitution sera d’autant plus facile. Le reste, c’est au choix de la littérature ou de l’idéologie.
Mais le niveau de dépendance du monde aux énergies fossiles est sous-estimé et mal compris. Il ne s’agit pas seulement de passer des voitures à moteur thermique aux véhicules électriques, qui au passage comptent environ 20% de plastique et dont la fabrication laisse une empreinte carbone très supérieure à celle des motorisations thermiques. Il s’agit de trouver les moyens de remplacer tous les dérivés du pétrole et du gaz et même du charbon (notamment le fer et l’acier fabriqués avec du coke). Il y a du plastique dans les éoliennes et dans les panneaux solaires. Il y en a également dans vos équipements électroniques ou dans la majeure partie du matériel médical. Les fuselages des derniers modèles d’avions de Boeing et Airbus sont fabriqués avec des fibres de carbone produites par l’industrie pétrochimique.
Les dérivés du pétrole ont été indispensables pour faire face à la pandémie. A la fois dans les équipements de protection du personnel médical, dans les masques que nous portons tous ou via les lipides que l’on retrouve dans les vaccins de Pfizer ou de Moderna.
Sans pétrole et sans gaz, il n’y a plus de mode de vie moderne. Et en-dehors de quelques utopistes, personne dans le monde n’est prêt à y renoncer dans le monde. Cela ne signifie pas qu’il ne faut pas se passer des énergies fossiles. Cela signifie que cela va prendre du temps, être difficile et douloureux économiquement et socialement. Il faut le comprendre, l’accepter et s’y préparer.
Des transitions qui s’étalent sur près d’un siècle
Les transitions énergétiques sont des processus qui s’étalent sur des décennies. Le 19ème siècle est considéré généralement comme le siècle du charbon, mais comme le montre l’un des plus grands experts mondiaux de l’énergie, Vaclav Smil, ce n’est pas avant le début du XXème siècle que le charbon dépasse le bois comme première source d’énergie. Plus problématique encore, les transitions énergétiques du passé n’en ont jamais vraiment été. Elles ont constitué à additionner de nouvelles sources et pas à les substituer aux anciennes. Le pétrole, découvert en 1859, n’a pas surpassé le charbon comme principale source d’énergie avant les années 1960. Et plus significatif encore, le monde consomme aujourd’hui trois fois plus de charbon que dans les années 1960…
En plus, la transition actuelle doit être par nature totalement différente. Il ne s’agit pas d’additionner de nouvelles sources d’énergie, mais de les remplacer par d’autres. Il faut transformer de fond en comble et en trente ans une économie mondiale de 86 mille milliards de dollars alimentée à 80% par des carburants fossiles. Une économie mondiale dont la taille pourrait atteindre 185 mille milliards de dollars en 2050…
Si cette transformation se traduit par une succession de crises énergétiques, elle échouera. Il suffit tout simplement de constater les réactions des gouvernements à l’envolée des prix du gaz et de l’électricité au cours des derniers mois. Ils ont agi dans l’urgence avec comme unique préoccupation de protéger le pouvoir d’achat des populations avec des baisses de taxes, des blocages de prix ou la distribution de chèques pour les plus démunis. Comme l’énergie est par définition au cœur de toute l’activité économique, en cas de crise le maintien des prix et de la sécurité d’approvisionnement l’emportent sur toutes autres considérations. A commencer par la réduction des émissions de gaz à effet de serre…