En mal de légitimité et de grand dessein, la Commission européenne s’est découverte une vocation, faire de l’Union européenne le pionnier et le modèle de la transition écologique et énergétique. Devenir, «le premier continent neutre en carbone». Et pour cela, elle entend tout simplement… «transformer la société et l’économie européennes».
«L’Europe est le tout premier continent à présenter une architecture verte complète: nous avons l’objectif, et désormais la feuille de route pour l’atteindre», a déclaré le 14 juillet Ursula von der Leyen, présidente de la Commission. «Notre plan combine la réduction d’émissions carbone avec des mesures pour préserver la nature et placer l’emploi et l’équité sociale au cœur de cette transformation», a-t-elle ajouté.
Une bureaucratie peut-elle imposer un changement de société?
Mais une fois l’heure de gloire de la Commission passée, il va falloir faire accepter aux opinions et aux gouvernements une multitude de mesures, de réformes et de contraintes nouvelles imposées… par une bureaucratie politiquement irresponsable par nature. Rien ne garantit que la transformation en question se fera de façon ordonnée et maîtrisée, compte tenu de la rapidité exigée, et que la stratégie technologique et économique soit la bonne. Quel est l’intérêt qui prime? Celui des populations et des pays de l’Union ou celui de la techno structure bruxelloise? Près de la moitié des 26 commissaires européens ont exprimé de sérieux doutes. Il faudra enfin savoir dans quelques mois et plutôt quelques années ce qu’il restera des milliers de pages de normes, de réglementations, de contraintes, de recommandations après des négociations qui s’annoncent difficiles avec le Parlement européen et surtout les Etats-membres.
Car «Ajustement à l’objectif 55» est le texte le plus tentaculaire de l’histoire même de l’Union européenne. Il va des normes d’émissions des véhicules (qui conduisent à la fin des ventes de voitures neuves à moteur thermique en 2035) aux conditions d’extension du marché carbone au transport et au bâtiment en passant par la taxation de l’énergie, l’installation contrainte pour les Etats de bornes de recharge pour véhicules électriques, l’obligation de rénovation des bâtiments publics, le passage aux biocarburants du transport aérien ou la mise en place d’un mécanisme de taxation carbone aux frontières qui pourrait provoquer une guerre commerciale avec le reste du monde.
Répercussions sociales et politiques
Il y a en tout douze textes qui concernent presque tous les secteurs économiques et d’autres suivront. Il s’agit en moins de dix ans de parvenir à réduire de 55% les émissions de CO2 de l’Europe d’ici à 2030 par rapport à 1990. Un objectif fixé à la fin de l’année dernière qui est passé de 40% à 55% à la suite d’une véritable surenchère d’ambitions entre les Etats, le Parlement et la Commission. Un objectif jugé irréaliste par bon nombre d’experts compte tenu des contraintes économiques et sociales qu’il impose, difficiles à gérer et faire accepter en si peu de temps. D’autant plus que compte tenu des délais de négociation avec les Etats-membres, il restera six à sept ans pour mettre en œuvre le plan bruxellois. La Commission elle-même espère terminer les négociations… d’ici 2023. Et les sujets sensibles ne manquent pas.
La France et les Européens de l’Est s’inquiètent des répercussions sociales de l’extension du marché carbone au bâtiment et au transport. Et ils ne sont pas les seuls. Près de la moitié des 26 commissaires européens se sont opposés sur ce point à Ursula von der Leyen soutenue notamment par l’Allemagne. Autre sujet d’affrontement, le nucléaire. La France et ses alliés d’Europe de l’est souhaitent que cette énergie, la plus décarbonée, soit soutenue et considérée comme «renouvelable». L’Allemagne et les pays nordiques ne veulent pas en entendre parler. En revanche, ces derniers s’inquiètent des conséquences du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières et craignent une guerre commerciale et des mesures de rétorsion. Le débat sur la fin du véhicule thermique en 2035 s’annonce aussi houleux. La Commission veut que «toutes les voitures neuves immatriculées à partir de 2035 soient des véhicules à émissions nulles», c’est-à-dire que les motorisations thermiques y compris hybrides soient interdites pour les véhicules neufs en 2035. La France et l’Allemagne s’y opposent et souhaitent que la date butoir pour la fin des motorisations thermiques soit 2040 et pas 2035 ce qui pourrait faire toute la différence pour l’industrie automobile européenne stratégique et fragile.
Les grandes lignes du plan de la Commission sont les suivantes.
– De nouvelles règles pour le marché carbone
L’un des piliers du projet est l’élargissement considérable du marché du carbone européen (ETS ou Emission Trading System) créé en 2005 sur lequel s’échangent des «permis à polluer» encadrant certains secteurs (électricité, sidérurgie, ciment, aviation commerciale pour les vols dans l’Union Européenne). Les entreprises de ces secteurs se voient attribuer des quotas d’émissions, qu’ils peuvent revendre s’ils polluent moins que prévu. Mais ces secteurs recouvrent seulement un peu plus de 40% des émissions. La Commission veut donc l’étendre au transport maritime, au transport routier et au bâtiment à partir de 2026.
Le problème tient au fait que les conséquences sociales d’un renchérissement du transport et des activités de BTP s’annoncent lourdes. Les carburants et le fioul domestique coûteront plus cher, notamment en proportion aux ménages les plus modestes, et leur tarif dépendra en partie de celui de la tonne de carbone. Hors l’objectif affiché de la Commission est clair: faire grimper le prix de la tonne de carbone pour contraindre les entreprises à réduire leurs utilisations d’énergies fossiles.
– Un mécanisme de taxation du carbone aux frontières
Cela ne sert à rien de taxer le carbone dans l’Europe si les entreprises délocalisent leurs productions, les fameuses «fuites de carbone». C’est aussi extrêmement dangereux pour les entreprises européennes si leurs concurrentes n’ont pas les mêmes contraintes. Bruxelles a donc concocté un système qui s’annonce d’une rare complexité et qui expose à une multitude de conflits potentiels.
Certaines importations (acier, ciment, électricité…) seront graduellement soumises à l’achat de «certificats d’émissions» basés sur le prix du carbone dans l’Union. Certains partenaires commerciaux de l’Europe crient déjà au «protectionnisme». Imposer une taxe carbone sur les produits importés serait impossible car elle serait incompatible avec les règles de l’OMC (Organisation mondiale du commerce). Ces règles stipulent que des produits identiques ne peuvent pas être discriminés s’ils proviennent de producteurs étrangers par rapport aux producteurs domestiques. Il faut donc contourner la difficulté. L’idée à Bruxelles est de s’appuyer sur le système européen d’échange de quotas d’émissions de CO2 (ETS). Les importateurs d’électricité d’acier, de ciment, d’engrais et d’aluminium devront acheter des quotas de CO2, au prix du marché carbone européen, en fonction de l’intensité carbone de leurs produits.
Cela a toutes les apparences d’une usine à gaz. Car comment connaître le contenu en carbone des produits importés? A fortiori, quand le produit est composite avec des éléments provenant de plusieurs pays et régions du monde, des matières premières à la fabrication, sans parler du recyclage? Autre problème apparemment insurmontable, les exportations européennes seront de fait à des prix plus élevés que leurs concurrents. Cette fois, la Commission n’a pas de réponse.
– De nouvelles cibles de baisse des émissions pour chaque pays
Chaque pays européen est soumis à des objectifs contraignants de baisse de ses émissions d’ici 2030. L’Europe va les réviser à la hausse. Fixés en 2018, les objectifs pour 2030 prévoyaient une baisse de 40% des émissions de la Suède par rapport à 2005, de 37% pour la France. L’effort exigé était moindre pour le Portugal (-17%), la Pologne (-7%), ou la Bulgarie (0%). Les Européens de l’Est, qui défendent une transition plus progressive, pourraient être davantage mis à contribution.
– Pousser les renouvelables
La Commission veut que «la part de l’énergie produite à partir de sources renouvelables atteigne 40% d’ici à 2030». Au passage, elle entretient la confusion entre énergies renouvelables et décarbonées, ce qui n’est pas exactement la même chose.
Pour accélérer le développement des renouvelables (EnR), Bruxelles veut utiliser la fiscalité pour les privilégier et augmenter les capacités de production. Cela passe par une révision de la directive sur les énergies renouvelables. En 2018, l’Union avait défini un objectif de 32% d’EnR dans le mix énergétique européen pour 2030. Pour tenir les nouveaux engagements, il faudrait que le niveau se rapproche de 40%.
– Interdiction en 2035 des vente des véhicules neufs à moteur thermique
La Commission fait de la baisse rapide des émissions liées au transport routier une de ces priorités. Cela se traduit par une réduction pour les voitures et camionnettes des émissions moyennes des véhicules neufs de 55% à partir de 2030 et de 100% à partir de 2035 par rapport aux niveaux de 2021. Comme l’écrit la Commission, «en conséquence toutes les voitures neuves immatriculées à partir de 2035 seront des véhicules à émissions nulles». Cela revient à condamner rapidement les véhicules hybrides, ce à quoi s’oppose le gouvernement français de crainte d’un effondrement de l’industrie automobile.
– Accélérer le déploiement des bornes de recharge pour véhicules électriques
La généralisation à marches forcées des véhicules électriques (à batteries voire à hydrogène) n’a pas de sens si les infrastructures de recharge et d’alimentation des réservoirs à hydrogène ne sont pas suffisantes. La Commission demande donc aux Etats «d’installer des points de recharge et de ravitaillement à intervalles réguliers sur les grands axes routiers: tous les 60 kilomètres pour la recharge électrique et tous les 150 kilomètres pour le ravitaillement en hydrogène.»
Le problème est que les objectifs fixés jusqu’à aujourd’hui n’ont jamais été tenus. Cela n’a pas empêché la Commission d’avoir déjà décidé qu’elle porterait le nombre de points de recharge électrique sur le territoire européen à un million d’ici 2025, et 3 millions en 2030… Pour de vrai?
– Du biocarburant pour le transport aérien
La Commission propose de taxer à partir de 2023 le kérosène pour les vols au sein de l’Union et d’imposer aux compagnies un taux minimal de biocarburants. Le pourcentage de biocarburant serait de 2% en 2025, puis de 5% en 2030 pour arriver à 63% en 2050.
Le transport maritime, qui représente environ 3 à 4% des émissions de gaz à effet de serre au sein de l’Union Européenne, autant que l’aérien, semble un peu plus épargné. Il fait moins l’objet de dénonciations militantes. Mais il devra intégrer le marché européen du carbone.
– Doper l’efficacité énergétique
La façon la plus rapide de réduire les émissions de gaz à effet de serre consiste à faire des économies d’énergie. C’est-à-dire à augmenter l’efficacité énergétique. La directive sur l’efficacité énergétique avait fixé en 2018 une réduction de la consommation de 32,5% d’ici 2030, sans objectif contraignant. La Commission veut le rendre contraignant.
– Un fonds pour éviter une explosion sociale
Il s’agit sans doute de la mesure la plus importante pour rendre acceptable socialement et politiquement le catalogue présenté le 14 juillet même si elle est encore très floue. C’est même une contrepartie indispensable à l’inclusion du transport routier et du bâtiment dans le marché carbone. Un fonds de solidarité doit être créé, afin de compenser les conséquences sociales pour les plus modestes de l’augmentation inéluctable des coûts des carburants et du chauffage. Il sera alimenté par une partie des revenus futurs du nouveau marché carbone. Mais il ne sera mis en place que lorsque l’extension du marché carbone pour le bâtiment et le transport sera effective. En 2025, peut-être…