En 1812, Napoléon, dont on célèbre cette année le bicentenaire de la disparition, a dû rentrer en catastrophe de Vilnius en Lituanie, où se trouvaient les restes de la Grande Armée, à Paris. Il lui a fallu, avec le pouvoir et les prérogatives d’un empereur, pas moins de treize jours pour parcourir un peu plus de 2.000 kilomètres. Sa vitesse moyenne était inférieure à 7 kilomètres heure. Elle était équivalente à celle des émissaires romains qui traversaient la Gaule près de 2.000 ans auparavant et même des Sumériens encore 1.000 ans plus tôt. Après l’invention de la roue et pendant des milliers d’années, la vitesse de déplacement terrestre est restée la même. Une limite infranchissable. Cela donne une idée des incroyables progrès qui se sont succédés au cours des deux derniers siècles et dont nous ne mesurons plus aujourd’hui l’ampleur, tant cela nous semble aller de soi.
La modernité, c’est la liberté de mouvement
La vitesse de déplacement a été multipliée par plus de dix au sol avec une voiture, et par plus de cent en prenant l’avion. Cela a bouleversé l’horizon, les possibilités d’échanges, de conquêtes et de développement économique d’une humanité assignée auparavant à résidence, en tout cas dans sa quasi-totalité. Pas étonnant si les transports occupent aujourd’hui une place centrale dans notre civilisation, notre compréhension et notre connaissance du monde, notre prospérité matérielle et notre système économique. La modernité est depuis deux siècles associée étroitement à la liberté de mouvement. Les produits que nous consommons quotidiennement proviennent de tous les continents sans que nous en ayons toujours conscience. La démocratisation du train puis de l’automobile et enfin des voyages aériens, en tout cas avant la pandémie, ont totalement changé notre façon de vivre. Mais ce système de transport dans son ensemble, des hommes comme des marchandises, est amené au cours des prochaines décennies à connaitre une nouvelle révolution d’une ampleur sans doute équivalente à celle des deux derniers siècles, aussi bien sur terre que sur mer et dans les airs. Il s’agira d’une évolution progressive, sans doute assez lente. Il ne peut d’ailleurs pas en être autrement, contrairement à ce qu’exigent militants, démagogues et autres prophètes de malheur qui ont un sens limité des réalités physiques et humaines.
On ne peut pas faire comme si les contraintes économiques, sociales et les limites technologiques n’existaient pas. Et puis il faut bien mesurer l’ampleur des transformations à mener. Il y a aujourd’hui dans le monde 1,4 milliard de véhicules motorisés à quatre roues en circulation. Il devrait y en avoir 1,9 milliard en 2050. Dans le «meilleur» des scénarios, environ 600 millions d’entre eux seront alors propulsés par des moteurs électriques.
Une nouvelle révolution des transports
La transition est pourtant inéluctable, mais il n’existe pas de solution miracle et de baguette magique. La première révolution des transports, qui a commencé quelques années après la disparition de Napoléon, n’a été possible que par une utilisation toujours plus intensive et efficace des énergies fossiles, le charbon d’abord et ensuite le pétrole. L’ère des énergies fossiles se terminera au XXIe siècle.
Nous sommes aujourd’hui au tout début d’une transition compliquée, douloureuse et périlleuse qui consiste à substituer aux carburants fossiles des énergies émettant moins de gaz à effet de serre et renouvelables. Cela aura pour conséquence inévitable de renchérir le coût des transports et d’en réduire l’offre pour les marchandises comme pour les personnes. La mondialisation à base d’énergies fossiles signifiait des transports toujours plus nombreux, toujours moins coûteux, toujours plus rapides et sur des distances toujours plus grandes. Ce ne sera plus le cas. Nous n’en mesurons pas encore toutes les conséquences. Il est trop tôt. Nous allons vers des sociétés en partie relocalisées. Cela s’est déjà produit dans l’Histoire à la fin de l’Empire romain. Cela s’était alors traduit pendant des siècles par une régression, même si des historiens contestent ce terme, et un appauvrissement économique et intellectuel. «Les périodes sombres de l’Histoire ont pour caractéristiques l’isolation, le manque de mobilité, le manque de curiosité, l’absence d’espoir», expliquait Sir Kenneth Clarke dans Civilisation. C’est ce qui nous menace et ce qu’il faudra éviter sinon la transition est condamnée.
Nous venons déjà en fait d’expérimenter depuis un an, contraints et forcés, ce que signifie un monde plus confiné. Le transport aérien a connu un effondrement sans précédent dans son histoire et nul ne sait comment il s’en remettra. La mondialisation économique a subi un coup d’arrêt qui a eu un impact majeur sur le transport maritime. Il en va de même du transport routier. Pour ce qui est des personnes, les transports collectifs sont maintenant considérés comme des facteurs de risque sanitaire et les véhicules individuels, notamment la voiture, font l’objet de contraintes économiques et d’usage de plus en plus grandes. Cette dernière, notamment à moteur thermique, est même en passe d’être bannie d’un nombre grandissant de villes.
Des obstacles techniques et économiques
Le problème est que les technologies de substitution sont loin d’être matures et suffisantes. Elles sont souvent encore à l’état de prototypes et nous comprenons mal les obstacles économiques, techniques et sociaux que nous allons affronter. Parfois, nous ne voulons pas voir non plus les conséquences de décisions prises avant tout pour des raisons de posture et d’affichage politique. Il n’est pas vraiment possible aujourd’hui de prédire l’avenir des transports, mais on peut au moins discerner des tendances.
Pour ce qui est des transports terrestres, la voie est celle du moteur électrique. À savoir l’électrification directe, avec les batteries, et indirecte avec l’hydrogène vert produit par électrolyse et transformé par une pile à combustible. Les batteries pour les véhicules légers et sur des distances relativement courtes et l’hydrogène pour les marchandises, l’utilisation intensive et les longues distances. La filière hydrogène est à construire totalement, ce que devraient permettre les 300 milliards de dollars d’investissements publics et privés annoncés dans le monde pour les prochaines années. Mais cela ne garantit pas que l’hydrogène vert sera fabriqué en quantité suffisante et à des coûts acceptables. Les promoteurs de ce vecteur d’énergie et notamment les gouvernements ne mesurent pas du tout les quantités considérables d’électricité décarbonée qu’il va falloir produire.
Ainsi, l’Union européenne s’est donnée comme objectif d’avoir 100.000 camions fonctionnant à l’hydrogène sur les routes d’ici 2030. Au regard des trois millions de camions qui circulent en Europe continentale, cela peut sembler modeste. Mais pour alimenter en hydrogène vert 100.000 camions, il faudra produire plus de 92 térawatt-heures d’électricité décarbonée, l’équivalent de 15 réacteurs nucléaires ou de 910 kilomètres carrés de panneaux solaires.
Ne pas céder à la démagogie
Et puis les technologies dites «propres» pour les transports terrestres, individuels et collectifs (voiture, bus, camions, trains… ) sont loin de l’être totalement. Cela dépend pour beaucoup de la façon dont est produite l’électricité qui recharge les batteries ou qui permet de produire l’hydrogène. Sans parler des matières premières nécessaires pour fabriquer les batteries et les panneaux solaires.
Il faut ajouter, comme le fait remarquer le député européen Dominique Riquet dans un entretien page 24, l’insuffisance des infrastructures et des moyens industriels et les problèmes de souveraineté que cela pose: «Il n’y a pas de batteries. Il n’y a pas de piles à combustibles. Il n’y a pas d’hydrogène. Et il n’y a pas de réseau de distribution, pas de bornes pour recharger les batteries ou pour apporter de l’hydrogène afin de remplir les réservoirs.» Cela signifie que même pour le transport terrestre, pour lequel les solutions sont les plus opérationnelles, la transition prendra du temps, beaucoup de temps.
Dans les domaines maritime et aérien, la question principale aujourd’hui n’est pas économique – elle le deviendra – mais avant tout technologique. Les techniques permettant de propulser des navires et des avions sans carburants fossiles sont au mieux balbutiantes. Les avions et les navires à hydro- gène qui existent aujourd’hui à l’état de prototypes se comptent sur les doigts d’une main.
La prochaine décennie sera décisive. Soit nous nous donnons les moyens économiques et technologiques de mettre en place une transition ordonnée et rationnelle de notre système de transport, soit nous cédons à la facilité, à la démago- gie et aux slogans moralisateurs. Dans le premier cas, nous pourrons préserver la liberté de mouvement dont nous avons pu mesurer depuis un an combien elle est précieuse et essentielle. Mais si nous détruisons sans reconstruire, si nous nous appauvrissons en vain, nous prendrons le risque de plonger dans une nouvelle période sombre de l’Histoire.
Eric Leser