Sur Terre, la masse de l’artificiel égale désormais la masse du vivant

11 février 2021

Temps de lecture : 5 minutes
Photo : Foret Wikimedia Commons
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Sur Terre, la masse de l’artificiel égale désormais la masse du vivant

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Une étude publiée dans la revue Nature par une équipe de scientifiques de l’Institut Weizmann en Israël montre que toutes les constructions et productions humaines ont atteint cette année une masse équivalente à celle de tous les organismes vivants existant sur Terre. Et cette évolution est loin d’être terminée. L’humanité construit, avec de l’énergie, des bâtiments, des monuments, des routes, des véhicules, des produits… à un rythme qui double tous les 20 ans.

Des chercheurs du Weizmann Institute of Science (Israël) ont publié, le 9 décembre 2020, une étude scientifique dans la revue Nature intitulée «La masse mondiale produite par l’homme dépasse toute la biomasse vivante». Dès le résumé, une phrase situe clairement le propos: «Nous constatons que la Terre se trouve exactement à un point de croisement. En 2020, la masse anthropogénique, qui a récemment doublé tous les 20 ans environ, dépassera toute la biomasse vivante mondiale.»

La masse de l’ensemble des objets solides inanimés fabriqués par l’homme est désormais supérieure à celle du vivant. Ce résultat résonne comme une caractérisation quantitative et symbolique de l’Anthropocène.

Deux remarques arrivent immédiatement à la lecture. D’abord, en regardant l’environnement proche d’une bonne partie de la planète, ce constat n’est pas si surprenant. Il y a sur Terre plus de 1 milliard de véhicules, plusieurs milliards de smartphones, ordinateurs et tablettes, des constructions et des routes absolument partout, sans parler de la masse colossale de vêtements… 7 milliards d’humains, massivement équipés, contre 3.000 milliards d’arbres sans aucune possession. Peu étonnant donc, mais l’avoir chiffré scientifiquement constitue un violent signal d’alarme.

Les auteurs le soulignent: «Cette quantification à partir de sa masse, de l’entreprise humaine donne une caractérisation quantitative et symbolique de l’époque de l’Anthropocène induite par l’homme».

«Quantitative» car si la communauté scientifique ne semble pas heurtée par ce résultat, c’est un tour de force d’être parvenu à l’établir et à le rendre robuste après des années de recherche. «Symbolique» car peser la présence de l’homme sur la planète à travers ses traces, ses productions et ses déchets, a le même effet que de se peser soi-même: faire face à un chiffre précis et incontournable, sans négociation possible.

L’éducation scientifique consiste en partie à apprendre à gérer collectivement des réalités incontournables, construites sur des faits établis. «La grande tragédie de la science», écrivait le biologiste Thomas Huxley au XIXe siècle, c’est «le massacre d’une magnifique hypothèse par un fait minable».

Sous nos yeux, un basculement

 La comparaison entre ces deux masses, celle du vivant et celle de nos objets, alerte sur la domination grandissante des humains sur la planète. Mais analyser l’importance de la masse dans cette comparaison «artificiel inerte» et vivant n’est peut-être pas si simple. La masse n’est pas tout: au poids, l’ensemble de tous les virus de la Covid dans tous les corps humains de la planète, reste quantité négligeable. Le SARS-CoV-2 ne se caractérise ni par sa masse, ni d’ailleurs par son énergie, les deux sont ridicules: il a pourtant des conséquences majeures.

Cette étude vient néanmoins nous mettre sous le nez un basculement. Depuis des décennies, des ouvrages démontent la vision d’une planète Terre dont les ressources et les espaces infinis permettraient d’accueillir et de diluer sans dommage toutes les pollutions. Cette conception a sans doute connu son apogée avec l’explosion atmosphérique des mégabombes nucléaires au milieu du XXe siècle. Il n’y a encore que quelques décennies.

L’évolution décrite par cette étude vient s’ajouter à la liste des changements majeurs induits par les bouleversements environnementaux pour révéler que nous sommes entrés dans un autre monde, celui de l’Anthropocène.

Comme le soulignent les chercheurs britanniques Jan Zalasiewicz et Mark Williams, dans leur article publié sur le sujet en décembre derniers ur The Conversation, «le scénario de science-fiction d’une planète artificielle est déjà là».

Courante dans le cinéma et la littérature de science-fiction, cette vision d’une planète dévorée par l’humain sous-tend en effet de nombreux chefs-d’œuvre. Elle prend la forme de Trantor dans Fondation de Isaac Asimov, l’Étoile de la mort dans Star Wars, Alpha dans l’adaptation de L’Empire des mille planètes chez Luc Besson. Dans une analyse vidéo glaçante du film Soleil vert de Richard Fleischer pour Arte en 2017, l’artiste Dominique Gonzalez-Foerster nous disait sa souffrance devant cette idée.

L’humanité, indissociable de la biosphère

Le monde de nos constructions et de nos productions ne génère pas de vie. Il est hors de la biosphère. À l’inverse, les arbres se nourrissent eux d’énergie lumineuse, d’eau et de minéraux. Le végétal produit du vivant à partir de l’inerte, et est à l’origine des chaînes alimentaires dont nous dépendons. À ce jour, nous mangeons encore du vivant pour rester vivants et avoir des enfants, nous plantons dans le sol et nous élevons du bétail.

Pour le reste, bien des productions artificielles nourrissent d’abord notre désir infini, comme le souligne l’économiste Daniel Cohen dans son ouvrage Le Monde est clos et le désir infini.

Le philosophe Baptiste Morizot considère quant à lui dans Manières d’être vivant que, parmi les 10 millions d’espèces vivantes, la nôtre a fait sécession et s’est prise à considérer les autres comme une ressource. Malgré nos efforts dans ce sens, nous ne parvenons pourtant pas à nous émanciper du vivant. La Covid en est la preuve. Nous appartiendrons toujours à la biosphère, qui continuera de s’inviter sans notre permission dans notre monde artificiel.

Donald Trump et la Covid, effet boomerang

Les bactéries et les virus à l’origine des pandémies évoluent rapidement au niveau moléculaire, et nous scrutons impuissants leurs mutations, incapables de contrôler l’immense complexité du vivant.

Nous nous sommes efforcés de contrôler massivement le vivant dans des situations simplifiées, dans le cadre de l’agriculture et de l’élevage intensifs et industriels, construits sur la chimie et la technologie. Mais dans le même temps, nous savons que les pollinisateurs indispensables sont détruits par notre activité même. Certains rêvent pourtant toujours de ce contrôle du vivant comme futur de l’humanité: manipuler le vivant à grande échelle et dans tous ces détails, donc jusqu’à l’échelle moléculaire, pour en faire véritablement une ressource, ce qui rendrait de facto la biosphère cosmétique…

Ré-ensauvager la nature est un projet irréalisable, tant la rémanence des perturbations anthropiques est forte, même des millénaires plus tard.

Le retour au réel forcé par le vivant fut probablement la plus grande surprise de Donald Trump, qui fait partie de ces rêveurs. Il n’avait probablement jamais vécu une opposition d’une telle violence à sa volonté. Bien sûr, il n’y a aucune intention chez un virus. Seulement des réactions chimiques entre le virus et le corps de Donald Trump. Ce dernier fait partie des hommes qui ont l’accès le plus facile à la puissance humaine matérielle, caractérisée aussi par une consommation mondiale d’énergies essentiellement fossiles inouïe, de plus de 150.000 TWh par an.

Cela n’a pas suffi face à ce virus, au contraire. Donald Trump n’ayant pas cru les scientifiques, l’épidémie l’a laissé désemparé. L’attitude imperturbable d’Anthony Fauci –le conseiller de la présidence américaine sur la pandémie de Covid-19– en scientifique impeccable l’a souligné : des jeux de pouvoir et d’influence dans le monde humain n’ont pas suffi car la partie se jouait dans la biosphère.

Accélération exponentielle

Nous disposons désormais de l’essentiel de la connaissance établie et nécessaire pour envisager l’avenir. Reprenant l’étude israéliennepubliée dans Nature, Jan Zalasiewicz et Mark Williams soulignent encore dans leur article: «Au cours des vingt dernières années, la masse anthropogénique a encore doublé pour être équivalente, cette année, à la masse de tous les êtres vivants. Dans les années à venir, le monde vivant sera largement dépassé – cette masse sera multipliée par trois d’ici 2040 si les tendances actuelles se maintiennent».

Cette publication dans la prestigieuse revue Nature, tout comme les études sur le climat et l’évolution de la biosphère, le montrent bien: cet emballement artificiel ira assez vite à l’échelle des générations humaines. Il n’y aura a priori pas de grande surprise, en tout cas du côté des bonnes nouvelles. Les travaux scientifiques vont certainement s’intensifier encore sous la pression croissante des conséquences: toujours plus de canicules devenant insupportables, de tempêtes toujours plus violentes, de pandémies tueuses, de mégafeux dévastateurs, de pénuries d’eau, et d’appauvrissement dramatique du vivant…

La Covid nous a confrontés à la brutalité des croissances exponentielles. Celle de la masse anthropogénique en est une autre. Les matériels produits presque à l’infini ont commencé à croître violemment après la Seconde Guerre mondiale, avec les premiers «boomers», la génération de mes parents.

Voitures, avions, machines domestiques, outils numériques ont envahi le monde à une vitesse incroyable. Et cette progression se poursuit, à un rythme proprement insoutenable pour les générations futures.

Joël Chevrier Professeur de physique, Université Grenoble Alpes (UGA)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons Lire l’article original sur The Conversation.

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