Le gouvernement étudie depuis 2019 un schéma de renationalisation d’EDF suivie d’une scission destinée à isoler les équipements de production dont le nucléaire dans une filiale, suivi d’une reprivatisation du reste d’EDF, connu sous le nom de projet Hercule. Gêné par un endettement important résultat de contraintes règlementaires multiples que lui ont été imposée par l’État depuis la libéralisation du secteur électrique (voir pages 34-36), EDF ne peut pas financer les investissements nécessaires pour la rénovation du parc nucléaire, le développement du nouveau nucléaire, tandis qu’il lui faut également investir dans les renouvelables pour suivre la politique de transition du pouvoir politique qui lui impose en parallèle de fermer des réacteurs.
Tandis que l’État n’est pas en situation de consentir des augmentations de capital, la machine à cash que représentent le nucléaire existant et l’hydraulique est limitée à la fois par l’obligation de vendre à ses concurrents à prix coûtant une partie de sa production nucléaire (par le dispositif de l’Arenh abréviation de Accès régulé à l’électricité nucléaire historique), par la réduction de ses enlèvements du fait de l’entrée subventionnée des EnR (Énergies renouvelables) intermittentes, par le maintien de tarifs règlementés sur ses ventes de détail et par la concurrence qui mord sur ses parts de marché. À cela s’ajoute le risque de devoir se séparer d’une grande partie de ses concessions hydrauliques dans un futur proche sous la pression de la Commission européenne.
Une concurrence totalement artificielle
Pour faire face à son besoin de ressources financières, EDF aurait voulu qu’on la débarrasse du dispositif de l’Arenh qui consiste à brader jusqu’au quart de sa production nucléaire à prix coûtant à ses fournisseurs concurrents. Il avait été mis en place en 2010 pour que la concurrence puisse se développer plus avant sur les marchés industriel et de détail. Il a tout juste obtenu du pouvoir politique soumis aux pressions des concurrents d’EDF (dont Total direct énergie et Engie), qu’il soit révisé de façon à ce qu’il reçoive une rémunération qui puisse couvrir tous les coûts de sa production nucléaire, quels que soient les prix du marché horaire. Le projet Hercule (conçu avec l’aide des institutions bancaires focalisées sur la valorisation boursière d’EDF et les risques d’investissement) a deux objectifs principaux. D’abord, séparer la production nucléaire des activités de vente pour que toute l’électricité nucléaire produite par EDF soit mise intégralement sur le marché de gros et soit achetée sur les mêmes bases par les fournisseurs alternatifs et EDF-Commerce. Ensuite, sécuriser les investissements dans le nucléaire en plaçant les actifs nucléaires dans une entité entièrement publique.
Dans la main de Bruxelles
Le projet Hercule consiste à renationaliser EDF pour un coût minime, car sa capitalisation boursière actuelle est basse (38 milliards) par rapport au niveau de 120 milliards atteint en 2008, puis à placer les actifs de production dans une filiale à 100% publique (EDF Bleu). Cette filiale détiendrait elle-même une régie regroupant tous les équipements hydrauliques (EDF Azur), ce qui au passage permettrait d’éviter de remettre sur le marché les concessions hydrauliques. Mais il n’est pas sûr du tout que la Commission européenne accepte cela. La négociation, difficile est en cours. En tout cas, EDF Bleu et EDF Azur seraient séparés d’une nouvelle société (EDF Verte) qui regrouperait les activités concurrentielles de commercialisation et de services énergétiquesadossées aux fi- liales d’activités régulées en production EnR et en distribu- tion, société appelée à être privatisée rapidement jusqu’à35 % de son capital. Certains envisagent même de rapprocher En- edis (les réseaux locaux) du réseau principal RTE.
En tout cas, la perspective d’une bonne valorisation boursière d’EDF Verte permettrait de rembourser les coûts d’achat des 16,4%du capital total d’EDF aujourd’hui mis sur le marché boursier. L’intérêt de cette formule serait double: cantonner les actifs du nucléaire et de l’hydraulique et une grande partie de la dette actuelle dans une structure contrôlée à 100% par l’État, ce qui permettra de lui faire supporter le risque d’investissement sur le nouveau nucléaire, et autonomiser les activités de commercialisation afin que l’opérateur historique et ses concurrents soient, en théorie, à «armes égales» sur le marché final.
Mais l’avis de Bruxelles sur le projet Hercule pèsera lourd et relève évidemment de l’orthodoxie de «la concurrence pour la concurrence». La Commission exige que « la holding soit sans rôle opérationnel, ni contrôle sur ses filiales […] et qu’il n’y ait aucun “cash pooling” entre les différentes filiales » afin d’éviter que les bénéfices de la société publique protégée puissent circuler vers la filiale privée concurrentielle. Si cette prescription est respectée, cela entraînerait l’impossibilité de maintenir un groupe intégré. En d’autres termes, ce serait la fin d’EDF à part entière.
Voilà comment l’État français vient de se laisser prendre dans le piège bruxellois pour ne pas avoir su se sortir de ses contradictions entre État régulateur, État stratège et État actionnaire. Cela a notamment conduit à exagérer les difficultés financières d’EDF et à ignorer l’intérêt national qui serait de préserver une entreprise efficace pour assurer l’indépendance énergétique et capable de garantir à elle seule d’assurer la sécurité d’approvisionnement électrique de long terme.
Un autre scénario est possible
Si les difficultés de financement d’EDF existent (voir pages 37-41), elles ne sont pas aujourd’hui critiques et pourraient être résolues simplement en rendant plus cohérentes les injonctions de l’État. Il pourrait d’abord maintenir EDF comme exploitant intégré verticalement entre la production et la commercialisation en gardant dans son périmètre Enedis et les réseaux de distribution règlementés. Il y a un sens à disposer de sources différentes de revenus obéissant à des cycles différents d’activité et de rentabilité.
Dans cette logique, l’Arenh ne devrait pas être maintenu, mais il faudrait pour cela que l’État décide de supprimer les tarifs règlementés comme il le fait actuellement dans le domaine gazier. Tous les fournisseurs seraient sur un pied d’égalité car ils se fourniraient sur le marché horaire ou sur celui des contrats à terme qui, dans le secteur électrique, ont tous leur prix indexé sur les prix horaires, sachant que les contrats internes à EDF n’ont jamais échappé pas à cette règle. Si l’État veut maintenir l’Arenh dans sa nouvelle version qui permet d’indemniser en partie EDF, il faut qu’il sache qu’il devra filialiser EDF Commerce, c’est-à-dire s’exposer aux injonctions bruxelloises.
Dans cette même logique, l’État devra assumer les «coûts échoués» qui sont la conséquence pour EDF de son choix de promouvoir le développement à grande échelle des EnR intermittentes. Cela conduit à une dévalorisation des actifs nucléaires existants (moindres débouchés, baisse des prix horaires) et à fermer de façon prématurée une quinzaine de réacteurs d’ici 2035. L’État doit dans ce domaine assumer ses responsabilités s’il veut préserver la santé financière d’EDF qu’il dégrade lui-même.
Le maintien de l’intégrité verticale d’EDF devrait se combiner avec le renforcement de l’intégration verticale du secteur électrique selon la ligne politique suivie par les Britanniques qui ont mis en place depuis 2010 un modèle hybride combinant planification, arrangements de long terme et marché pour l’exploitation court terme. Pionniers de la libéralisation totale du secteur électrique, ils ont fini par admettre en bons pragmatiques l’impossibilité pour le marché électrique de garantir la sécurité de fourniture de long terme en envoyant des signaux prix suffisamment stables et élevés pour investir. Le marché seul ne permet pas de développer les technologies bas carbone (EnR, nucléaire, centrales à gaz avec captage du carbone) qui nécessitent toutes des investissements importants dont la rentabilité ne peut exister qu’à très long terme.
Ils ont donc mis la priorité sur le long terme et la planification avec les contracts for difference (CfD) qui garantissent un revenu par MWh sur vingt-trente ans, combinée avec une dose de concurrence pour l’attribution de ces contrats par enchères pour les technologies matures. Mais les CfD peuvent être négociés avec les pouvoirs publics pour des technologies en apprentissage comme pour le contrat passé pour le projet nucléaire mené par EDF d’Hinkley Point C. Dans cette logique, le coût de l’ensemble de ces dispositifs est assumé par le budget public, mais dans les faits il est financé par une taxe sur les MWh vendus aux consommateurs. Il est à noter, parce qu’ils étaient décidés et cohérents, que les Britanniques ont su trouver facilement l’agrément de la Commission pourtant hostile a priori à tout contrat de long terme. La leçon pourrait en être tirée par l’administration française.
Revenir à un minimum de rationalité
Dans les faits, ce type de dispositifs existe déjà en France pour les nouveaux projets EnR et serait tout à fait concevable pour les projets de nouveau nucléaire. Avec de tels contrats pour les prochains EPR, le financement de ces nouveaux équipements se heurterait à bien moins de difficultés que le craigne aujourd’hui les financiers. La bonne nouvelle est que Bercy et l’Agence des participations de l’État étudient actuellement avec EDF la possibilité de recourir à un tel dispositif. Pour que ce scénario (qui préserverait EDF et économiserait un affrontement avec Bruxelles et un autre avec les syndicats) prenne forme, il faudrait que l’État sorte de son ambiguïté à deux niveaux. Ne plus croire comme l’impose Bruxelles dans les bienfaits du marché et de la concurrence libre et non faussée en matière d’électricité. Et ne plus mener une politique de transition électrique qui, de fait, remet en question l’option nucléaire en privilégiant les EnR intermittentes sans que cela joue en quoi que ce soit sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Dans les deux cas, il faudrait que la haute fonction publique récupère un peu de sa rationalité saint-simonienne d’antan et de son sens de l’intérêt national pour se donner une vision de long terme cohérente et pour défendre avec conviction les intérêts de la France et des consommateurs français à Bruxelles. Les représentants de l’État sont là, les bras ballants, à regarder la bureaucratie bruxelloise exclure la technologie nucléaire de la taxonomie des technologies durables, destinée à désigner les projets pouvant bénéficier de financements bancaires privilégiés. Il sont aussi là à ne pas chercher à faire inclure le nucléaire dans les objectifs de promotion des technologies bas carbone au côté des EnR. Il est plus que temps de voir l’État stratège reprendre le pas sur l’État régulateur qui ne cesse de plier l’échine devant les règles européennes, et sur l’État actionnaire hypnotisé par la finance et ses conceptions. Sinon, l’histoire est écrite: la mort programmée d’une belle entreprise qui a assuré pendant des décennies au pays son indépendance énergétique et une production électrique abondante et bon marché. EDF a été un modèle envié partout dans lemonde et en Europe. Quel gâchis!
Par Dominique Finon