Les plus gentilles des fées veillent sur le petit dernier de la famille écolo suisse. Girondes, les fées. Potelé, le bébé. Dix-huit tonnes. Un camion. Fabriqué par Hyundai. Conçu pour rouler à l’hydrogène gazeux. Sans émission de CO2, cela va de soi. Si la carcasse est coréenne, le client est suisse, donc. Un peu plus qu’un client. Un partenaire. Un peu plus qu’un partenaire. Un cerveau. Une équipe composée d’ingénieurs et d’entrepreneurs. La plupart diplômés de la prestigieuse École polytechnique fédérale de Zurich.
Tels des pionniers investis d’une mission, ils donnent le meilleur d’eux-mêmes au sein de la start-up baptisée H2 Energy Ag. H2 comme les molécules d’hydrogène auxquelles cette société anonyme créée en 2014, située à Opfikon dans la banlieue zurichoise, sur la route de l’aéroport, voue toute son attention. Très concrètement, il s’agit d’utiliser de l’hydrogène comme carburant d’une pile à combustible alimentant un moteur électrique, selon la méthode inverse du power-to-gas. Que demander de plus ? On appelle cela de l’électromobilité, en l’espèce à hydrogène, capitale pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre.
Un partenariat avec Hyundai
Science et business sont unis pour une planète plus verte. Tout ici est vertueux et ne coûte pas un centime aux pouvoirs publics, car le projet est entièrement financé par des fonds privés. En parallèle, une association de l’hydrogène, Mobilité H2 Suisse, fondée en 2018, agit comme une plateforme commune pour la promotion et l’accélération du développement de la mobilité hydrogène en Suisse. Ce lobby en herbe réunit 19 partenaires privés, allant de l’opérateur de stations-services à la moyenne et grande distribution en passant par des entre- prises de transport. Le maillage idéal.
En avril 2019, Hyundai Motor Company et H2 Energy Ag ont donné naissance à la joint-venture Hyundai Hydrogen Mobility. Paraphe à Séoul, mais quartier général en terres zurichoises. L’aventure changeait de dimension, elle devenait industrielle. Une cinquantaine de Hyundai H2 xCIENT seront livrés cette année en Suisse, malgré le coronavirus. Une mise en bouche avant des lots toujours plus gros. Fin décembre, le pays comptera en principe six stations-services à hydrogène, dont une seulement en Suisse francophone, à Crissier, dans la périphérie lausannoise. Un début. Avec 2 000 points de vente essence et diesel, avec 5 000 camions indigènes actuellement en circulation chez les membres de l’association Mobilité H2 Suisse, la marge de progression de cette offre nouvelle sur le territoire fait rêver.
Mille camions en 2023
Le rêve est en l’occurrence parfaitement calé sur la réalité. Tout colle à merveille, les ambitions commerciales et les objectifs écologiques. En 2050, les émissions de gaz carbonique devront être passées de 4,3 tonnes (chiffre de 2017) à une tonne et demie au maximum par habitant. Et comme les transports à essence et diesel sont à l’origine en Suisse de 40 % du total de ces émissions (le kérosène embarqué au sol, 12 %), la part de l’effort accompli par les poids lourds ne peut être que bienvenue.
En 2023, 1 000 camions Hyundai H2 xCIENT devraient parcourir les routes suisses. Deux ans plus tard, leur nombre, d’après les projections, atteindra 1 600. Il sera alors temps pour l’armada de sortir de ses frontières, direction l’Allemagne, les Pays-Bas, la Norvège et le reste de l’Europe. La France ? Rien n’est exclu – le constructeur Renault, mis en difficulté par la crise de la Covid-19, élabore, lui, deux véhicules utilitaires à hydrogène, le Kangoo et le Master. Un détail qui n’en est pas un : Hyundai Hydrogen Mobility, la joint- venture helvético-coréenne, détient l’exclusivité de la commercialisation en Europe des camions à hydrogène Hyundai. H2 Energy Ag et son partenaire asiatique n’ont pas, on s’en doute, le monopole de ce marché visiblement prometteur. Ni en Suisse, ni à l’international, où les Scania, Mercedes et autres Iveco pointent déjà le bout de leurs cabines à nez plat. On ne saura rien des montants investis par la start-up et ses amis, sinon que chacun d’eux tient un rôle bien précis dans un dispositif des plus cohérents : construction des camions, installation des stations-service, production d’hydrogène.
De l’hydrogène fabriqué avec l’électricité des barrages
L’hydrogène, l’« air inflammable », comme on le nommait à l’époque de la révolution industrielle. Aujourd’hui domestiqué, il est le prétexte et la finalité de ce business « écoresponsable ». En 2016, la toute jeune H2 Energy Ag (Ag pour Aktiengesellschaft, en français société anonyme) a entamé une collaboration avec Coop afin de réaliser un projet pilote d’écosystème décarboné par l’hydrogène. Coop, ce vénérable géant de la grande distribution suisse, avait prononcé sa profession de foi écologique trois ans plus tôt : sa flotte de 450 camions cesserait un jour de rouler au diesel, une énergie fossile à bannir. Les choses ont commencé petitement, dans un modeste périmètre : un barrage hydroélectrique à Aarau au fil de l’Aar, affluent du Rhin ; une station-service à Hunzenschwil, canton d’Argovie ; un camion, pas même le modèle Hyundai alors encore à l’état d’élaboration, mais un prototype monté sur un châssis du constructeur allemand MAN.
Reprenons. Le barrage hydroélectrique permet l’électrolyse. Un procédé chimique ancien, mais relativement neuf appliqué à la fabrication d’un carburant destiné à la grande consommation. Il consiste, au moyen d’un courant électrique, à casser la molécule d’eau H2O, de façon à obtenir ce que l’on recherche, à savoir de l’hydrogène (plus précisément du di- hydrogène) séparé de l’oxygène, le barrage fournissant les deux éléments essentiels à cette transformation, l’eau et l’électricité. H2 Energy Ag en a fait son argument : son hydrogène est « vert », aussi pur qu’il peut l’être. La ressource en eau répond au cahier des charges, contrairement au méthane, par exemple, un gaz naturel dont on peut également tirer de l’hydro- gène mais qui a le désavantage de nourrir l’effet de serre. La deuxième étape est celle de la compression de l’hydrogène, afin de pouvoir le stocker et l’acheminer vers les futures stations-service pouvant recevoir et distribuer ce gaz. Pour l’heure, à la seule station équipée pour, celle de Coop à Hunzenschwil, ouverte au public, régulièrement visitée par le camion prototype du distributeur et une flotte de voitures en croissance, aujourd’hui peut-être une centaine, dont des taxis. La troisième et dernière étape est celle de la vente à la pompe.
« Le défi, à présent surmonté, aura été de créer l’offre d’une part, la demande de l’autre, et de les faire coïncider », expliquent de concert Philipp Dietrich et Antoine Patru. Tous deux sont issus de l’École polytechnique de Zurich et membres de la start-up H2 Energy Ag. Le premier en est le directeur général et compte trente-cinq ans d’expérience dans le domaine de l’hydrogène. Le second, âgé de 29 ans, l’un des plus jeunes de l’équipe, est un francophone originaire de Genève. « C’est l’histoire de la poule et de l’œuf », philosophe Philipp Dietrich. Camions et clients ont fini par se rencontrer.
Le modèle économique retenu est celui du «pay-per-use», autrement dit la location. Hyundai Hydrogen Mobility loue les camions à des entreprises, à un prix incluant la totalité du service sauf le chauffeur. Rien d’autre. La technique, mainte- nant. Les Hyundai H2 xCIENT sont équipés d’une chaîne de traction alimentée par deux piles à combustible d’une puissance de 95 KW chacune, connectées en parallèle, ainsi que sept réservoirs d’une capacité de stockage de 35 kilos d’hy- drogène. L’autonomie d’un plein est de 400 km. Suffisant pour traverser la Suisse d’est en ouest. La consommation du carburant gazeux augmente lorsque la route est pentue, mais la batterie, elle, se recharge à la descente.
Hydrospider Ag, nom du partenariat noué par H2 Energy Ag avec le fournisseur d’énergie Alpiq, affirme pouvoir produire environ 300 tonnes d’hydrogène par an grâce au barrage hydroélectrique de Niedergösgen, toujours sur l’Aar. Cette première unité de production a une puissance de 2 MW, « la consommation d’environ 3 500 ménages », compare Antoine Patru. De quoi alimenter la première livraison de 50 camions. Cela ne suffira pas pour les prochaines tranches. Il faudra logiquement produire plus d’hydrogène, « vert », bien entendu. H2 Energy Ag cherche en ce mo- ment à s’approvisionner auprès d’autres barrages hydroélectriques. gourmande, la start-up.
Les camions et les marchandises plutôt que les voitures
« Le développement de la filière hydrogène en Suisse n’a de sens que si l’on accroit la part des énergies renouvelables, ce qui est d’ailleurs prévu », avance le député socialiste vaudois Roger Nordmann, membre de la commission de l’environnement et de l’énergie du Conseil national, la chambre basse fédérale.
« En effet, poursuit le conseiller national, la fabrication d’hydrogène, une énergie intermédiaire qui n’existe pas à l’état na- turel, est elle-même énergivore. Aussi est-il souhaitable que l’énergie utile à sa conception n’absorbe pas trop des capacités de production et repose ensuite sur des énergies propres en priorité. C’est une question de cohérence. » H2 Energy Ag coche, en tout cas, la seconde condition.
Président de Swissolar, l’association faîtière des producteurs d’énergie solaire, Roger Nordmann est l’auteur d’un essai, Le Plan solaire et le Climat (éditions Favre, 2019), dans lequel il taille d’amicales croupières à la filière « hydrogène ». Il constate ainsi, s’appuyant notamment sur les observations d’un professeur de chimie allemand interrogé sur la question de l’hydrogène par l’hebdomadaire économique Wirtschafts- Woche (5 novembre 2919), « une déperdition environ des deux-tiers de chaleur, donc d’énergie, lors de la conversion vers le support chimique, puis lors de la rétroconversion en électricité ». C’est en partie pourquoi, et pour l’instant encore, l’hydrogène rencontre relativement peu de succès auprès des automobilistes et, avant eux, des constructeurs. Avantage à la batterie électrique traditionnelle : elle n’accuse que 10 % à 30 % de déperdition énergétique, rapporte le député vaudois. Membre de l’Association transports et environnement (ATE) promouvant une circulation« propre », Christian Piguet estime à son tour que l’hydrogène ne représente pas un « grand potentiel pour la mobilité privée », lui préférant le « bio-éthanol », un carburant réputé neutre en émissions de CO2, produit à partir de matières végétales ou de « déchets » (petit-lait, vieux papiers, etc.). Mais il salue sans réserve le pro- jet de camions à hydrogène du pool helvético-coréen. « C’est raisonnable, cela fait sens », dit-il.
Et cela tombe bien, car jusqu’à nouvel avis, les Zurichois d’H2 Energy Ag ne s’intéressent qu’aux poids lourds. Dans le match hydrogène versus batterie, ils font valoir qu’à « charge utile équivalente, un camion à hydrogène a une plus grande autonomie qu’un camion à batteries ».
La petite équipe d’ingénieurs et d’entrepreneurs d’Opfikon croit fort en la rentabilité, à terme, de sa démarche, mise en doute par certains. Certes, le prix de l’hydrogène à la pompe pour la même distance parcourue atteint actuellement un prix plus élevé que celui du diesel, mais ce surcoût doit être compensé par l’exemption de la taxe poids-lourds en Suisse relative aux émissions de CO2 : « Pour 80 000 km parcourus avec un trente-six tonnes de la norme Euro 6, cela équivaut à une économie de quelque 65 000 francs suisses », a calculé Antoine Patru. L’avenir industriel de l’hydrogène et d’H2 Energy Ag n’est pas complètement écrit. Après les camions, les bateaux, et pourquoi pas les avions.
Antoine Menusier