Il est impossible de dire aujourd’hui quel sera le futur de l’économie mondiale. D’abord, parce que la crise sanitaire n’est pas terminée et que, si la situation s’améliore dans certains pays dont la France, on ne peut éliminer l’hypothèse selon laquelle il faudrait vivre, en l’attente d’un vaccin, une série de répliques et de vagues de diffusion de la maladie (chacune entraînant de nouveaux épisodes de confinement et de ralentissement de l’activité).
Ensuite, parce que le futur sera d’abord ce qu’en feront les gouvernements et les citoyens, dans un contexte d’incertitudes radicales et de grandes difficultés économiques et sociales.
Trajectoires
Les points de vue exprimés dans les médias, qu’ils le soient en termes de constat ou de recommandations, sont innombrables et il est difficile d’en tirer une vision claire. On peut cependant tenter d’identifier, à partir des différents points de vue exprimés, les principales lignes de fracture.
C’est un moyen de structurer des images plausibles des trajectoires et des états du monde dans lesquels devront se déployer les politiques pour l’énergie et le climat.
Pour la dynamique du redémarrage de l’économie, plusieurs hypothèses peuvent être formulées. On peut ainsi identifier différents profils dynamiques pour la récupération de l’économie. Les macro-économistes utilisent ici un véritable alphabet: profil en V, W, U, L, ou encore Z et swoosh (voir ci-dessous).
Au cours du dernier demi-siècle, presque tous les profils ont pu être observés avec les crises pétrolières des années 1970, financières des années 1990 et enfin de la crise de la dette des ménages aux USA en 2008, suivie de la crise européenne des dettes souveraines (voir ci-dessous). Dans son dernier World Economic Outlook, le FMI estime à au moins 3 % la perte de croissance économique en 2020.
Quatre états du monde à moyen terme
Dans les débats en cours, on peut repérer en particulier deux axes, chacun porteur de choix alternatifs et qu’il est donc possible de croiser pour obtenir quatre scénarios structurels.
Le premier porte sur l’état des relations internationales: ira-t-on dans l’après-crise vers une confirmation de la «démondialisation compétitive» dont des signes apparaissaient déjà avant la crise sanitaire; ou assistera-t-on au contraire, du fait d’une prise de conscience des interdépendances, à un retour des efforts de coopération internationale, dans le cadre d’un multilatéralisme renouvelé?
Le second axe renvoie à la fois sur les finalités et sur les moyens des actions qui devront être mises en œuvre pour le rétablissement des économies et des sociétés : faut-il rechercher le retour le plus rapide possible au statu quo ante ; ou faut-il au contraire prendre appui sur la nécessité d’une action vigoureuse des États pour engager les économies et les sociétés sur la voie des transitions écologiques, dans une logique de reconstruction «en mieux»?
Scénario 1: «Chacun pour soi»
Dans le premier scénario, au lieu d’encourager une refondation, les États se recentrent au contraire sur leurs intérêts directs à court terme et renforcent leurs tropismes et priorités propres.
Au plan économique, il s’agit de se protéger de la concurrence extérieure et de relocaliser massivement les activités productives. Avec, pour les États-Unis, l’objectif de reprendre le bras de fer industriel et commercial avec la Chine, et pour les autres pays, de revenir sur une globalisation jugée apporter plus d’éléments de déstabilisation que d’avantages en termes de baisse du coût des produits et services.
L’objectif est bien celui d’une reprise rapide, en V, avec un accent mis sur la relance des activités existantes indépendamment des considérations environnementales, voire avec un retour sur les politiques existantes de protection.
Au plan énergétique, le choix est fait de promouvoir les solutions à moindre coût, et ce sont à court terme celles fondées sur les énergies fossiles qui sont favorisées. Cela d’autant plus que l’arrêt d’une partie de l’économie mondiale déprime profondément les prix de ces énergies.
La consommation de pétrole reprendrait ensuite, tirée par le redémarrage des transports, ainsi qu’en Asie la production d’électricité à partir du charbon. Inversement, la crise peut affecter négativement le développement des énergies renouvelables : les difficultés de financement freinent le développement des nouveaux projets, alors même qu’avant la crise, plusieurs gouvernements prévoyaient de réviser, parfois à la baisse, les schémas d’aide ou d’incitation.
Une reprise en V est certes alors possible, mais à moyen terme une rechute reste à craindre, soit en raison d’une deuxième vague de la crise sanitaire, soit en raison d’un désajustement de la demande et de l’offre sur les marchés de matières premières, désajustement générateur de chocs de prix : on aurait alors une reprise en W et une instabilité accrue.
Scénario 2: «Sauver les meubles»
Dans le deuxième scénario, la première menace perçue est celle de la faillite de nombreux États fragiles, au Sud comme au Nord. Le risque est celui d’une crise mondiale majeure, comparable à la Grande dépression des années 30 et que le FMI a qualifiée de «crise du Grand confinement».
L’urgence extrême est alors d’introduire un moratoire et une renégociation de la dette, gérés par le FMI et la Banque mondiale. Dans une perspective ouvertement keynésienne, l’introduction de liquidités par une injection massive de droits de tirage spéciaux (SDR, Special Drawing Rights) du FMI permettrait d’amplifier la relance. Le résultat attendu est une stabilisation des économies et une reprise rapide de l’activité et des échanges : une reprise en V, voire en Z si on assistait à un fort rebond à partir de 2021.
Mais ce type de reprise, plaçant l’urgence sur la relance de l’économie mondiale, peut conduire à faire passer les préoccupations de développement soutenable et de transition énergétique au second plan. En effet, le sauvetage de l’économie conduit à mettre l’accent sur un retour rapide aux anciens modèles de consommation, sur la sauvegarde des entreprises menacées (automobile, transports aériens, tourisme, etc.), enfin sur des investissements dans des industries matures.
En Europe, la question est de savoir si le Green Deal soutenu par la Commission d’Ursula von der Leyen résistera aux nouvelles priorités défendues par les États membres et au retard imposé à certaines «initiatives non essentielles».
Scénario 3: «Retour aux territoires»
Dans le troisième scénario, la crise du coronavirus s’inscrit dans une tendance de fond en faveur d’une relocalisation des activités. Avec une volonté délibérée de reconquérir des degrés de souveraineté par la relocalisation, ce scénario suppose que chaque État, chaque territoire, choisit de «compter sur ses propres forces» pour assurer les transitions écologiques.
Celles-ci procèdent d’un ralentissement de la consommation et d’un recentrage de l’activité industrielle, de la mise en œuvre d’un nouveau modèle agricole et d’un aménagement du territoire favorisant les villes de taille petite ou moyenne plus que les métropoles.
La mise en œuvre de ces nouveaux modèles de consommation et de production suppose des transformations économiques et sociales profondes. Elle ne conduit donc pas à une reprise rapide, mais plutôt à une mise en place progressive, donc à une reprise en U, et même plutôt en L pour tenir compte du ralentissement ultérieur de la croissance du PIB. Dans ce scénario en effet, le rétablissement du PIB marchand n’est plus l’objectif premier, et d’autres indicateurs de bien-être sont favorisés.
Au plan énergétique, la décroissance est forte pour toutes les activités polluantes et fondées sur les énergies fossiles, le développement d’une plus grande sobriété rend le moteur «consommation» de la croissance beaucoup moins dynamique. Le développement des chaînes de production et de logistique plus courtes permet de réduire significativement les besoins de transport.
Dans ce scénario, les énergies renouvelables, surtout dans leur version décentralisée (photovoltaïque, bioénergies, réseaux de chaleur), jouent un rôle majeur pour un approvisionnement décarboné.
Scénario 4: «L’ère des pactes verts»
Dans le quatrième scénario enfin, le choc du coronavirus, la prise de conscience des risques encourus du fait des crises globales (virus comme changement climatique) entraînent une prise de conscience d’au moins une partie des grands acteurs de la communauté internationale. Ils s’organisent pour mettre en place une reconstruction d’institutions multilatérales en faveur du développement durable, de la protection de la biodiversité, des investissements verts et de la décarbonation des systèmes énergétiques.
Une réflexion commune est menée, par exemple entre l’Europe, avec son «pacte vert» (green deal) et la Chine, avec les plans «nouvelles infrastructures».
Ainsi sont mis en place de «nouveaux pactes verts», coordonnés et amplifiés. Ces investissements sont instaurés rapidement pour éviter que ne s’installe une stagnation prolongée. La consommation se porte majoritairement sur des produits verts, alors que l’investissement est un puissant vecteur de croissance : on a alors une reprise en U, voire en Z si l’effet d’entraînement de l’économie s’enclenche rapidement, dans une logique reconstruction et de croissance verte.
Ce scénario renvoie à des changements importants dans l’efficacité énergétique et dans les modèles de consommation, en particulier en matière de transport. Mais il s’accompagne d’un effort très ambitieux de reconstruction des systèmes énergétiques, mobilisant toutes les innovations pour les technologies bas carbone.
Parmi celles-ci, les énergies renouvelables connaissent un développement accéléré non seulement dans les applications décentralisées, mais aussi sur de grands réseaux électriques interconnectés. Dans un scénario mobilisant l’ensemble des énergies décarbonées, il est alors possible que, dans certains pays, soient aussi mobilisées l’énergie nucléaire ou des solutions comme la capture et le stockage du carbone.
Plausibilité et probabilité
Cet exercice ne constitue pas bien sûr une prévision: dans un contexte d’incertitudes radicales, il est impossible de déduire le futur du passé.
Si ces quatre scénarios sont plausibles, il est impossible d’évaluer aujourd’hui leur probabilité d’occurrence. Et encore moins d’y associer un degré de désirabilité. Le scénario le plus souhaitable n’est pas forcément le plus probable… On peut aussi espérer que le moins souhaitable ne soit pas le plus probable.
Mais il ne fait pas de doute qu’au sortir de la crise, les choix politiques des gouvernements, tant au niveau de la coopération internationale que de l’importance accordée aux impératifs de transition écologique, structureront l’état du monde de demain.
Patrick Criqui Directeur de recherche émérite au CNRS, Université Grenoble Alpes
Ce texte est publié simultanément dans la collection «Le virus de la recherche», une initiative de l’éditeur PUG en partenariat avec The Conversation et l’Université Grenoble Alpes.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original sur The Conversation.