300 millions d’euros promis par la région Ile-de-France pour soutenir la création d’un réseau régional cyclable (RER-vélo), l’un des plus importants axes parisiens (la rue de Rivoli) fermé aux automobilistes à partir du 11 mai, Grenoble, Montpellier ou Lyon annonçant le renforcement de leur politique en faveur du vélo, un triplement du budget du gouvernement destiné à encourager le public à pédaler…
Depuis quelques semaines, les annonces d’aménagements cyclables provisoires ou non se multiplient pour aider la population à se déplacer en cette période de déconfinement qui s’ouvre. Au cours de l’histoire, la bicyclette a toujours fait preuve d’une étonnante capacité d’adaptation aux contextes les plus difficiles, en révélant à chaque fois une facette de ses nombreux avantages. La crise actuelle le prouve à nouveau.
D’une guerre à l’autre
La Première Guerre mondiale déchire l’Europe. Les Pays-Bas font partie des rares pays européens non impliqués dans le conflit. Coincés entre les belligérants, ils sont soumis au blocus de l’Allemagne par le Royaume-Uni. Les importations de véhicules et de carburant se tarissent. Les Néerlandais sont contraints de se rabattre sur leurs vélos et décident bientôt de développer leur propre industrie du cycle en mettant alors au point le fameux «vélo hollandais» –confortable, esthétique, sûr et fiable– pour ne plus dépendre de la production anglaise concentrée à Coventry, berceau historique de l’invention du vélo moderne.
La crise de 1929 éclate aux États-Unis puis s’étend à toute l’Europe où la voiture est encore considérée comme un bien de luxe, réservé aux riches. Malgré les difficultés, les classes moyennes et populaires continuent d’acheter des bicyclettes dont le prix a fortement baissé depuis le début du siècle. En France, le parc s’accroît encore de 30% pour atteindre les 9 millions de bicyclettes en 1939. Chez les ouvriers, les employés ou les paysans, chaque famille a au moins une bicyclette qui sert à tout : aller au travail, partir en vacances ou transporter dans la remorque un sac de pommes de terre, le chien ou les enfants.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, le vélo silencieux et discret sert au ravitaillement de la population urbaine et à la résistance. Gino Bartali sillonne l’Italie fasciste occupée par les nazis, en cachant de faux papiers dans le cadre de son vélo, tout en s’entraînant –il a gagné le Tour de France en 1938 et 1948. Le caoutchouc et les pièces manquent cruellement, mais chacun apprend à bricoler son vélo par tous les moyens. Après guerre, la bicyclette est souvent associée aux pénuries et son image en ressort assez dégradée. Avec l’essor de la motorisation, la pratique du vélo s’effondre partout en Europe.
Chocs pétroliers et grèves
Le 22 avril 1972, à Paris, de l’Étoile à Vincennes, les Amis de la Terre organisent ce qui est sans doute la première manifestation à vélo au monde, au cri de «Bagnoles, ras-le-bol!» Le vélo est désormais considéré comme le symbole d’un mode de déplacement frugal, loin des excès de la société de consommation.
Fin 1973, le premier choc pétrolier révèle soudain la fragilité d’une économie fondée sur le «tout automobile», donnant la priorité à la voiture en toutes circonstances. Pour économiser le carburant, des «dimanches sans voitures» sont organisés à la hâte dans plusieurs pays d’Europe. Les cyclistes radieux envahissent les premières autoroutes construites. Le vélo est à nouveau pris au sérieux et il connaît partout un rebond des ventes et de l’usage, mais diversement soutenu par les autorités locales. En France, la priorité est donnée aux transports publics alors en déshérence et le vélo est vite oublié.
En 1979, avec le second choc pétrolier, la capitale danoise Copenhague connaît de graves difficultés financières et doit renoncer à son programme de rocades autoroutières. Que faire quand on a peu d’argent et qu’on tient quand même à inaugurer quelques aménagements au cours de son mandat? Des pistes cyclables! Voilà comment une disette budgétaire a contribué à rendre cette ville aujourd’hui exemplaire pour les cyclistes (28% des déplacements s’y font à bicyclette, 49% pour aller à l’école ou au travail). Depuis 2014, Grenoble vit une situation semblable et s’est lancée dans la création d’un réseau structurant de pistes cyclables, plébiscité par la population, si l’on en croit les résultats du premier tour des municipales favorables au maire sortant.
À Paris, en décembre 1995, une grève du métro oblige les citadins à ressortir leur vélo. L’usage qui remonte lentement depuis les années 1970, triple soudain, à la stupéfaction des observateurs. Un mois plus tard, le maire lance le premier «plan vélo» de la capitale. En décembre 2019, mêmes circonstances, mêmes effets: l’usage a doublé(partant d’un niveau bien plus élevé qu’en 1995). Dans les deux cas, ce sont surtout les cyclistes occasionnels qui se mettent à rouler tous les jours, les cyclistes totalement novices sont plus rares.
Surtout dans les villes
Dans les années 2000, la pratique du vélo s’accélère dans toutes les grandes villes occidentales, y compris aux États-Unis, en augmentant de 5 à 15% par an. Car c’est un substitut logique à la fois à des transports publics saturés et à la voiture engluée dans les embouteillages, tout en permettant de s’activer et d’entretenir sa santé.
Au printemps 2012, le docteur Alexandre Felts, médecin généraliste et conseiller municipal strasbourgeois en charge de la santé, lance l’idée d’encourager «le vélo sur ordonnance». L’initiative connaît un franc succès dans les milieux médicaux. Comme toute activité physique régulière, l’usage du vélo prévient et contribue à guérir de nombreuses maladies chroniques, tout en renforçant les défenses immunitaires. Il a même été démontré que les bénéfices liés à l’activité physique sont 6 à 20 fois supérieurs, selon les études, aux risques lié à la pollution et aux accidents.
Depuis 2005, les ateliers d’autoréparation des vélos, participatifs et solidaires ne cessent de se développer en Europe et tout particulièrement en France. Le vélo reste, en effet, le seul objet complexe (plus de 1 000 pièces) qui soit encore presque entièrement réparable par l’usager lui-même, pour peu que les cyclistes s’entraident.
Le 22 mars 2016, à Bruxelles, trois attentats-suicides à la bombe font 32 morts, dont 16 dans le métro. Les mois suivants, les Bruxellois désertent le métro trop anxiogène et se mettent au vélo. Cette année-là, la pratique fait un bond de 55%. En septembre 2016, la ville de Lille ferme l’hypercentre au transit des voitures (mais pas aux cyclistes), en instaurant sept boucles de desserte. En un an, les déplacements à vélo bondissent de 42%.
Enfin, depuis mars 2020, avec la crise sanitaire liée au Covid-19, le vélo apparaît comme un moyen simple d’assurer naturellement une distance suffisante entre usagers pour éviter toute contamination. Il permettra bientôt de désengorger les rues en faisant passer dans un couloir de 3 m de large transformé en piste cyclable unidirectionnelle provisoire, 3 à 4 fois plus de cyclistes que d’automobilistes.
Un potentiel mais des limites évidentes
Bref, en cas de choc ou de crise, la réactivité du vélo, sa résilience et ses bienfaits sont tout à fait impressionnants. Mais ce mode quasi miraculeux a aussi quelques défauts.
La portée d’un déplacement à vélo est tout de même limitée: 5 km maximum considère-t-on souvent, en ajoutant que près des deux tiers des déplacements, dans les grandes villes françaises sont inférieurs à 5 km. En fait, il est parfaitement possible de faire 10 km à vélo pour aller au travail (soit 40 min à 15 km/h), voire plus, avec un peu d’habitude, car le tonus musculaire s’accroît rapidement.
Avec un vélo à assistance électrique, les chercheurs constatent que les distances parcourues doublent presque.
Les intempéries peuvent être un obstacle au début, mais des équipements existent contre la pluie, le froid ou la chaleur. Seuls les pentes et le vent de face ralentissent la progression, mais quel plaisir dans les descentes ou le vent dans le dos! Sans compter celui de profiter pleinement de l’environnement, tous les sens en éveil.
La principale difficulté reste la capacité à se déplacer dans un trafic souvent perçu à raison comme dangereux, car trop dense et trop rapide. Il faut une certaine habitude mais cela s’apprend. Des vélo-écoles, elles aussi en plein essor, aident à la remise en selle et prodiguent des conseils, en expliquant notamment quels sont les principaux dangers et comment les éviter: ne jamais s’approcher de trop près d’un poids lourd à cause des angles morts, ne jamais circuler à moins d’un mètre d’une voiture en stationnement pour éviter d’être heurté par l’ouverture intempestive d’une portière, négocier les tourne-à-gauche et les giratoires en prenant toute sa place sur la chaussée…
Pour toutes ces raisons, le vélo n’est pas la panacée, mais c’est une solution très sérieuse, qui mérite les initiatives actuelles à son égard. Certes, tout le monde ne se mettra pas au vélo ou ne pourra pas s’y mettre. La pratique devrait toutefois au moins tripler, voire plus si on fournit aux cyclistes des aménagements cyclables continus confortables et sécurisés (comme le font bien des villes), si on les aide à réparer leur vélo, à se remettre en selle et à stationner en sécurité (voir l’opération «Coup de pouce vélo» mise en place par le gouvernement). Aucun autre mode de déplacement n’est capable d’un essor aussi rapide.
Frédéric Héran Économiste et urbaniste, Université de Lille. Il est l’auteur du livre:«Le retour de la bicyclette», aux Éditions de la Découverte (2015).
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original sur The Conversation.